Auvergne laïque n° 487 - mars 2021


EDITO

Principes républicains et liberté associative

Le Mouvement Associatif

Après les vifs débats qui ont animé le débat public autour de la liberté d’informer, c’est aujourd’hui la liberté associative qui se trouve mise en question par le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Deux libertés publiques aussi fondamentales l’une que l’autre au cœur du socle républicain et démocratique. Les premières que les régimes autoritaires cherchent en général à museler. À chaque fois, quelques déviations à la loi commune sont montrées du doigt pour imposer une nouvelle règle coercitive applicable à tous. À chaque fois, l’arsenal juridique en vigueur permet pourtant déjà de condamner ces exactions. Ainsi d’un groupement islamiste radical s’abritant derrière le paravent de la loi de juillet 1901 relative au contrat d’association. Des pseudos associations prônant la radicalité violente et faisant appel à la haine, d’origine religieuse ou non, violant les lois et libertés républicaines (dont le droit d’association !), peuvent être légalement dissoutes (article 212-1 du Code de la Sécurité Intérieure). Les exemples ne manquent pas.

C’est pourquoi Le Mouvement associatif dans son ensemble s’interroge légitimement sur les raisons motivant le nouveau « contrat d’engagement républicain Â» pour les associations recevant des subventions, prévu dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Pourquoi quelques cas marginaux, qui n’entrent ni dans l’esprit ni dans la lettre de la loi de 1901, qui fait partie de nos rares principes à valeur constitutionnelle, devraient-ils conduire à jeter la suspicion sur l’ensemble du monde associatif, en lui imposant le préalable d’un « contrat d’engagement républicain Â» ? D’autant que les organisations incriminées, ne percevant pas de subventions dans la plupart des cas ne seront pas concernées par la signature de ce contrat censé les viser… Les associations qui reçoivent des aides publiques ne manquent pas d’être déjà encadrées par tout un arsenal réglementaire d’agréments, de reconnaissances, de conventions et d’objectifs qui n’ignore rien de leur identité et de leurs activités. A cela s’ajoute la Charte d’engagements réciproques entre l’État, les associations d’élus territoriaux et Le Mouvement associatif, signée en 2001 puis en 2014, au respect de laquelle toute association s’engage en faisant une demande de subvention auprès des services de l’État. Or, ainsi que le relève très clairement l’avis rendu par le Haut Conseil à la Vie associative sur ce projet de loi, outre les lois de la République auxquelles les associations sont naturellement soumises, la Charte prévoit déjà le respect des principes républicains et de non-discrimination entre les personnes. Et elle a la grande qualité de s’inscrire dans un rapport de confiance entre les pouvoirs publics et les associations et non dans une logique du tout-contrôle, illusoire mais néanmoins dangereuse.

Décerner une sorte de brevet préalable de conformité républicaine rappelle de très mauvais souvenirs dans l’histoire mouvementé de la liberté de s’associer : ceux des régimes de contrôle a priori du droit d’association instaurant une méfiance généralisée, bridant l’engagement des citoyens. Leur suppression, au bénéfice d’un engagement réciproque assorti d’un contrôle a posteriori en cas de besoin, fait précisément partie des grandes conquêtes républicaines pour la liberté.

Dans ces conditions, ce nouveau « contrat d’engagement républicain Â» est soit inutile, soit douteux s’il accroit un pouvoir discrétionnaire sur le jugement de conformité aux « valeurs républicaines Â». D’autant que les précisions et attendus de ce contrat seront publiés par voie de décret. Les associations d’origine confessionnelle catholique, protestante, juive ou musulmane qui assurent une part essentielle des Å“uvres caritatives et luttent contre une misère inédite passeront-elles le test républicain ? On sait que c’est justement la forme associative promue par la République qui a ouvert les religions au respect de la laïcité et a prévenu les déviances radicales. Ce sont les associations, par leur diversité, leur respect de la personne, leur ouverture aux autres et leur action pour le bien commun qui ont justement permis la diffusion du modèle républicain, y compris chez ceux qui en étaient au départ éloignés.

Le véritable enjeu du Gouvernement doit être de renforcer les associations dans leur action de terrain, et de définir avec elles, les premières au front, les mesures ciblées permettant d’apporter des réponses. Jouer de l’amalgame avec les dérives communautaristes et instaurer un doute généralisé sur la contribution des associations à une République dont elles sont issues, et au moment où chacun se félicite de leur rôle central face aux effets de la pandémie, ne peuvent être acceptés.

Notre ami Bernard Gilliet

L’homme de valeur(s) qui vient de nous quitter à l’âge de 88 ans était des nôtres : farouche partisan de l’école publique, où il exerça les fonctions de professeur, puis de directeur d’école normale, et militant inlassable de la laïcité : frappé par la maladie, à la fin de sa vie, il continua à apporter sa contribution à notre journal jusqu’au bout de ses forces et de son énergie.

Il mérite notre amitié et notre estime posthumes, il mérite largement l’hommage que nous tenons à lui rendre.

La mémoire de Bernard Gilliet

Homme de paroles, homme d’actions, Bernard était aussi homme de l’écrit, véritablement homme de lettres, féru de littérature. Il laisse deux témoignages captivants où se dessinent les contours précis d’un homme et de ses engagements.

Profondément pacifiste, viscéralement  antimilitariste, il écrit, à son retour d’Algérie un bref manifeste contre la torture dont la découverte ébranle ses convictions humanistes.

Dans un long texte autobiographique, « une enfance bourbonnaise Â», il évoque – et nous lègue – en même temps les leçons d’une enfance paysanne où pendront source toutes ses valeurs, toutes ses révoltes et tous ses combats.

Ces textes ont nourri l’hommage que nous rendons à Bernard Gilliet, considérant  qu’ils font entendre la parole d’un  homme dans son authenticité, authenticité humaine, mais aussi authenticité culturelle, ancrée dans l’histoire et les vicissitudes des hommes.

Nous avons pris l’initiative de publier de très larges extraits de ces textes, soumis aussi à l’approbation de sa famille.

Contre la torture en Algérie

A vingt-cinq ans Bernard Gilliet est « enrôlé Â» dans le contingent des appelés, il fera partie de « ces soldats qu’on avait habillés pour un autre destin Â» contraints d’effectuer leur service militaire en Algérie.

De cette expérience, il retiendra la découverte terrible de la torture : il en rendra compte dans un bref manifeste où il condamne la pratique de la torture en Algérie par l’armée française, inconcevable avec le souvenir proche des agissements de la Gestapo :

Que des militaires français aient, pendant la guerre d’Algérie, pratiqué la torture peut paraître inimaginable si l’on se rappelle que la « Nuit de la Toussaint Â» 1954 est survenue moins de dix ans après le procès de Nuremberg et la révélation des actes de barbarie perpétrés par les nazis. Pour la conscience collective des Français, à cette époque, l’évocation de la torture renvoyait aux cachots de la Gestapo, à l’horreur des camps d’extermination, à l’abomination d’Oradour.

A l’appui de son émotion, et de sa révolte, il évoque la culture antimilitariste que son enfance lui a inculquée et tous ses engagements pacifistes :

Élevé par un grand-père paysan pauvre et gazé en 1915 – l’autre avait été tué dès septembre 14 – tandis que mon père, mon oncle et la plupart des hommes du village étaient prisonniers en Allemagne, j’avais baigné dès l’enfance dans un milieu populaire ‘’de gauche’’, antimilitariste et communisant […] En 1949, à seize ans, j’avais signé l’Appel de Stockholm contre la bombe atomique ; j’avais adhéré en 1952 au Mouvement de la Paix, en janvier 1954 au Parti Communiste […] Quatre années d’études supérieures d’histoire avaient contribué à me forger des convictions ; et j’avais vingt-cinq ans lors de mon appel sous les drapeaux. C’est dire que j’étais mieux armé pour résister à « l’action psychologique » que des jeunes de vingt ans sans formation idéologique.

Bernard Gilliet n’a jamais oublié les récits de la boucherie Verdun (pour les jeunes hommes des deux camps antagonistes), il se souvient du désastre sanglant des tranchées, il sait l’horreur nazie et la barbarie des crimes d’Hitler. Mais l’histoire ne le chevronne pas, et c’est avec effroi qu’il découvre la réalité de la torture :

Dès mon retour en Algérie en avril 1959, avant même d’avoir pris mes fonctions de chef de section, chargé du maintien de l’ordre dans un quartier de 15 000 habitants, dont 12 000 musulmans, […] je fus brutalement confronté avec la torture. Au mess on racontait que ‘‘ceux de la deuxième compagnie avaient coxé (arrêté) des fellouzes, les avaient passés à la gégène’’, et que l’un d’eux avait parlé. J’avais beau être persuadé d’avance, par la lecture de la presse de gauche et d’extrême-gauche, de la réalité de la torture ; de la savoir si proche, pratiquée par des gens que j’allais inévitablement rencontrer, je me sentis sur le moment bouleversé et horrifié.

Ce qui le bouleverse surtout, c’est de constater comment le contexte d’une guerre, une propagande nocive, la haine de l’adversaire, peuvent métamorphoser les hommes et en faire des bourreaux aussi consciencieux qu’inconscients :

[…] De courageux vétérans des combats de la Libération ont organisé, ordonné, pratiqué la torture ; plus nombreux encore sans doute, des appelés ou des rappelés s’y sont livrés sans en éprouver de scrupules, au moins sur le moment. Comment les uns et les autres en sont-ils venus là ?
La plus grande peine que j’aie éprouvé dans cette période venait de la participation régulière aux séances de torture, au P.C. de la compagnie, d’un jeune instituteur de Saône-et-Loire. Je lui représentais l’inanité de l’argument selon lequel la souffrance d’un homme était justifiée dès lors qu’elle pouvait éviter la souffrance et la mort de nombreux autres. Je lui exposais que la plupart du temps c’était justement un innocent que l’on faisait souffrir et que les martyrs ne pouvaient qu’engendrer des révoltés, d’autant que, dans notre unité, la plupart des victimes d’interrogatoires étaient relâchées, une fois remises sur pied. Je tâchais de lui faire sentir que la torture constituait la négation des ‘‘valeurs’’ de la civilisation que l’on prétendait défendre. En vain. Un jour, je lui demandai : ‘‘Mais comment pourras-tu, le lundi matin où tu reprendras une classe, faire à tes élèves une leçon de morale ? – Ce ne sera plus la guerre’’ fut sa réponse

Bien avant Hannah Arendt, il est frappé par « la banalité du mal Â» au spectacle d’hommes engrenés dans la routine de la torture :

Il paraît que, dans certaines unités, on a contraint par la force des appelés à pratiquer la torture ; je le dis à regret : ce n’était pas nécessaire dans notre compagnie. Certains sous-officiers de carrière, qui s’étaient fait la main en Indochine, parlaient à table de leurs interrogatoires avec la même simplicité débonnaire que de leurs patrouilles ou de leurs rhumes de cerveau ; cela pour eux faisait partie de la routine du ‘’métier’’, et je pense même que certains y prenaient plaisir. Mais des appelés acceptaient volontiers de les seconder ; d’aucuns par simple obéissance, d’autres par conviction, quelques-uns peut-être par goût. Ayant repris mon poste à Montpellier à la rentrée de 1960, je scandalisai les bourgeoises en fourrure du ‘‘Forum de l’Express’’ qui s’indignaient des excès prêtés aux seuls parachutistes de la Légion Étrangère ou, comme l’a malheureusement fait croire Jules ROY, aux unités spéciales des D.O.P. : ‘‘Mais non, des tortionnaires, on en fabrique partout ; parmi ceux qui le deviennent, il y a peut-être vos fils, Mesdames, et vous, Mesdemoiselles, vos frères et vos fiancés.

Contre les scandales du silence, du mensonge ou de l’oubli, c’est encore à l’éducation que Bernard Gilliet s’en remet.

Car, pour ce que j’en sais, la torture a bien été une pratique courante et généralisée pendant la guerre d’Algérie. Le reconnaître officiellement ne serait que reconnaître une réalité historique […] expliquer aux jeunes la genèse de ces crimes, l’engrenage qui conduit des innocents à se faire bourreaux peut contribuer à leur éducation de citoyens et d’hommes.

Pour autant, il est admirable de constater que Bernard Gilliet n’a jamais perdu sa foi dans l’homme, et qu’il a toujours tenu le pari de son éducabilité :

A mon retour à la vie civile, je narrai certains de ces épisodes de mon séjour en Algérie à un professeur en retraite, protestant, humaniste et socialisant […] Il eut ce commentaire : ‘‘Mon jeune ami, n’oubliez jamais que si l’homme est fait à l’image de Dieu, il est aussi le descendant d’une très longue lignée d’animaux.’’ Comment un Dieu pourrait retrouver son empreinte dans cette affaire, je le conçois malaisément ; mais je reconnais avec tristesse qu’il n’y a pas besoin de gratter beaucoup le vernis humain pour voir réapparaître la bête. Malgré tout, devenu à mon tour un vieil homme, je garde confiance : mon optimisme se fonde sur l’extrême jeunesse, à l’échelle de la paléontologie, de l’espèce humaine, et par conséquent sur sa perfectibilité.

UNE ENFANCE BOURBONNAISE

« Et qui donc a jamais guéri de son enfance Â»

Lucie Delarue-Mardrus

      

Non seulement, il n’en guérit pas, mais il s’en nourrit toute sa vie.

Témoignage magnifique sur la vie paysanne dans la première moitié du siècle dernier, les souvenirs de Bernard Gilliet ne succombent ni au pittoresque, ni à la sommation pétainiste du retour à la terre : il est proche d’Antoine Sylvère plus que de Jean Giono :

Le pépé devait me le dire bien des fois lorsque j’eus l’âge de l’entendre : le travail de la terre, c’est le bagne.

Bien des écrivains ont évoqué cette époque des moissons et des battages ; aujourd’hui, on organise, pour la distraction des estivants, des démonstrations de « battage à l’ancienne ». A l’époque ce n’était ni du roman ni du folklore, mais pour les petits exploitants et les domestiques, chargés de rendre les journées pour le compte de leurs patrons, un travail épuisant, renouvelé chaque jour pendant des semaines.

L’authenticité du texte lui confère une valeur quasiment documentaire ; et il suffirait aujourd’hui de s’écarter des grands axes autour de Montmarault pour découvrir, dans des petits villages autrefois (ou parfois encore) agricoles, des images qui rappellent le village de Diou, à peine défigurées par le progrès :

Nous sommes avant 1940. Tâchons d’imaginer un village qui compte quinze cents habitants, qui étire ses maisons sur plus d’un kilomètre de part et d’autre d’une route alors nationale, à quelques centaines de mètres d’un fleuve […]
[…] les bâtisses sont typiquement bourbonnaises ; au cÅ“ur du village leur rez-de-chaussée est assez souvent surmonté d’un étage ; partout leur toit à double pente couvert de tuiles plates délimite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenêtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmonté d’une ou plusieurs cheminée d’où s’échappe une fumée dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncé en fonction de la limpidité de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison […] dispose à l’arrière d’un jardin, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. Chacune aussi, ou presque, possède son puits creusé dans la cour ou le jardin […] très peu nombreuses sont les demeures qui disposent de « l’eau sur l’évier » fournie par une pompe électrique, plus rares encore celles qui sont dotées d’une salle de bains. Un réseau public de distribution d’eau ne sera mis en service qu’à la fin des années 1950 Â».

De cette enfance « heureuse, où il se sent aimé Â», Il gardera des leçons rudimentaires et pourtant fondamentales :

La politesse était chez nous – et je le trouve toujours légitime – un grand souci éducatif. Dès mes premières sorties en sa compagnie,  la mémé m’avait enjoint avec insistance de dire bonjour […] On m’avait inculqué aussi la nécessité de saluer toutes les grandes personnes ce qui me valut, quand j’en croisai un grand nombre pour aller à l’école ou au catéchisme, de passer une enfance très dépeignée à force de soulever et de remettre en place mon béret !

Il gardera aussi le goût des humbles, la vénération pour ceux qui lui furent exemplaires, dans les valeurs, et dans le travail, en particulier pour ce grand-père dont le souvenir enluminera toute sa vie. Et ces paysans rudes, lui donnent aussi l’image d’un bonheur à la fois simple et rare , bonheur de chanter, bonheur de danser…

Une semaine avant sa mort, qui survint le 13 juin 1956, comme j’avais emprunté l’électrophone de Françoise Richard (mais oui ! ma future belle-sÅ“ur), il avait encore tourné et sauté avec ma mère qui se trouvait là.
C’était surtout un farouche travailleur, que la fatigue, la chaleur et le froid ne rebutaient pas. Il est mort par un beau jour de printemps, dans un champ, en fauchant, sans avoir eu le temps d’avaler la pilule qu’il avait toujours sur lui pour soulager un cÅ“ur usé par les efforts. C’était un mois avant mon succès à l’agrégation ; il n’a pas pu danser de joie sur place comme il l’avait fait quatre ans plus tôt quand j’avais débarqué du train sans prévenir pour annoncer ma réussite au concours d’entrée à l’E.N.S. de Saint-Cloud. D’autres hommes – et des femmes – ont encouragé mon appétit pour l’étude, ont tâché de me transmettre leur sens du devoir et de la droiture ; aucun ne m’a marqué autant que lui qui m’a appris la dignité du travail, le respect de la parole donnée et la bienveillance à l’égard d’autrui.
J’entends encore mon père entonner « Marinella », « Tant qu’il y aura des étoiles », « Bella ragazzina » et se risquer à quelques airs d’opéra dont il ne connaissait que des bribes. Mais, après la guerre, son succès préféré était « La rue de notre amour » dont, à soixante-dix ans de distance, les paroles me trottent toujours dans la tête… Â»

Ce monde de labeur est aussi profondément marqué par l’injustice, dont Bernard fera la découverte. Il fera ainsi son éducation politique dans un Bourbonnais « réputé rouge Â» et grâce aux enseignement pragmatiques du grand-père, sensible à la lutte des classes, et révolté par l’exploitation de l’homme par l’homme. Et c’est au cÅ“ur de sa famille même que l’enfant fera l’expérience d’un injustice cruelle : 

les ouvriers qui l’acceptaient – mon père était de ceux-là – travaillaient jusqu’à quatorze heures par jour à assembler les poutrelles métalliques…. Un jour de mistral, mon père, en équilibre sur un élément déjà fixé sans harnais de protection et sans filet, voulut attraper une poutrelle à laquelle le vent avait imprimé un mouvement de toupie. Il fut balayé et précipité dans le vide d’une hauteur de vingt-six mètres […]. Il […] fut secouru et hospitalisé avec une déchirure de la plèvre et une plaie au poumon. Le chantier s’acheva avant la date fixée ; cette performance valut à l’entreprise une importante bonification dont une partie fut distribuée aux salariés sous forme de gratification, mais aux seuls salariés « présents sur le chantier à la date d’achèvement des travaux. » Toujours hospitalisé deux mois après l’accident, mon père n’y eut pas droit ! Â»

C’est sans doute pourquoi l’enfant n’oublie pas le spectacle des premières luttes syndicales, des militants ni les conquêtes du Front Populaire, dont la condition paysanne se trouve très légèrement améliorée :

Me voici à Digoin. Avec ma mère nous regardons, depuis le trottoir, défiler des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grève ; certains crient « Cattin, au poteau ! » Cattin, ce doit être le patron de leur usine. C’est le temps du Front Populaire. Je retiens surtout l’image d’ouvriers vêtus de blanc, des plâtriers – peintres sans doute, parmi lesquels il y a sûrement – et en effet ce fut un ardent syndicaliste – le Dédé Porterat, un Diouxois que je connais…

Il consacre un très long chapitre à l’évocation de la guerre (voir l’hommage page suivante) et aux ambiguïtés de la période d’occupation, en particulier la limite toujours incertaine entre les Résistants (de dernière heure) et les collabos (parfois injustement désignés). Il n’en gardera ni haine, ni ressentiment mais une conviction pacifiste inébranlable. Il partagera d’ailleurs avec Adolphe, un jeune Allemand prisonnier resté au village, la passion du foot. Il évoque avec beaucoup d’humour ses mésaventures de gardien de but :

J’étais en vacances et un double match amical avait été conclu avec les équipes 1 et 2 de l’A.S. Dompierre-sur-Besbre […] Je crois avoir été, de notre équipe, celui qui toucha le plus souvent le ballon […] Toujours est-il que le correspondant dompierrois de « La Montagne » avait écrit :  » Seule la valeur du jeune gardien de but visiteur a évité à son équipe une défaite encore plus lourde » […] Nous avions perdu onze à zéro ! Â»

C’est à son instituteur « typique de la 3è république Â» qu’il devra la découverte du savoir, la joie de l’apprentissage, et c’est à l’école que naîtra sans doute sa propre vocation d’enseignant. Il éprouve à l’égard de son maître une gratitude infinie.

Un monde révolu

« Que voulez-vous, monsieur !… tout a une fin en ce monde,
et il faut croire que le temps des moulins à vent était passé
comme celui des coches sur le Rhône,
des parlements et des jaquettes à grandes fleurs. Â»

Alphonse Daudet
« Le secret de maître Cornille »

La pauvreté, pour Bernard, ne fut jamais une calamité. Enfant-poète, il est sensible aux splendeurs que lui offre la naissance d’une activité industrielle  bourbonnaise ; comme les personnages du film de Fellini, « Amarcor Â», il s’émerveille du passage des bateaux sur le fleuve

A l’époque de mon enfance la batellerie était active ; le bateau, même de faible tonnage, représentait un moyen de transport lent mais économique  quand j’entendais assez tôt leur « teuf-teuf » caractéristique, je harcelais la mémé pour qu’elle me conduisît au bord du canal admirer ces bâtiments rapides, rutilants de bois verni et de cuivre, surtout les bateaux-citernes qui transportaient des carburants, et dont les noms eux-mêmes – le « Nain jaune » et le « Nain bleu » – étaient un enchantement. On voyait quotidiennement passer des dizaines et des dizaines de ces bateaux, hauts sur l’eau quand ils étaient vides, mais dont le pont émergeait à peine quand ils étaient chargés du charbon des mines de Montceau, des briques et des tuiles venant de Montchanin, de chaux, de ciment, ou encore de grains […] Â»

Poète et historien, mais surtout témoin d’une époque révolue et d’un monde qui a accompli depuis longtemps sa « timide mutation Â», Bernard Gillet permet ainsi, par la gratitude de son souvenir, que des pans entiers de l’histoire des hommes – « les obscurs, les sans-grades Â» – ne sombrent pas dans l’oubli, ni surtout dans l’indifférence. C’est aussi en cela qu’il est profondément humaniste.

D’après les textes originaux de Bernard GILLIET
Lecture et sélection effectuées par Alain Bandiéra

Vie fédérale

Bernard Gilliet : le cÅ“ur d’un homme

Le grand homme qui vient de nous quitter, à l’âge de 88 ans,  mérite bien et ce titre et le détour par la poésie pour exprimer notre peine. On peut désormais appliquer ce vers d’Aragon « un jour vient où le temps s’est arrêté Â» Ã  la disparition de notre ami Bernard Gilliet ; sa mort plonge dans la tristesse tous ceux qui l’ont connu, qui l’ont aimé, dont les proches d’une grande famille à qui il vouait une affection immense. De cette famille éplorée, nous partageons le chagrin, et nous présentons nos condoléances à son épouse, Nadine, à ses enfants – dont Bruno qui fut notre collaborateur – et à ses petits-enfants qu’il chérissait tout particulièrement.
Cet homme d’honneur n’aimait pas les honneurs, au point de taire ceux que les institutions lui avaient accordés ; Bernard  aurait peut-être refusé cet hommage que nous tenons à lui rendre, comme un devoir de gratitude. Malgré les tourments de la maladie, il a apporté avec persévérance sa contribution à « Auvergne Laïque Â» dont il était un membre assidu du comité de rédaction. Il éclairait notre travail par la pertinence et la profondeur de sa réflexion, il l’enrichissait de sa prodigieuse culture et de son expérience, il y exerçait aussi un humour féroce contre tout ce qui bafouait les valeurs pour lesquelles il avait toujours milité. Notre journal fut donc pour ce militant de toute une vie l’ultime épisode de son engagement associatif.
Comme il est difficile de rendre compte de la richesse d’une vie et d’un homme ! La biographie rédigée par ses enfants – qui célèbre un homme d’engagement – et qu’on aura pu lire dans un quotidien local et sur le site de la FAL, évoque une activité intense, dans le domaine de l’éducation, de la vie associative, mais aussi dans le domaine du sport. Les activités deviennent des actes quand elles sont l’incarnation de valeurs, ce que Gérard Chanel, le compagnon de toujours, souligne en évoquant  les vertus immenses de Bernard Gilliet :

« Mes fonctions dans le département m’ont amené à travailler en relation avec Bernard durant plus de 25 années alors qu’il dirigeait les écoles normales et, à titre plus personnel, au sein de la Ligue de l’enseignement […]
Je dirai de Bernard Gilliet ce que chacun lui a reconnu durant sa période d’exercice.
Je dirai que nous perdons un brillant esprit, un homme de conviction, un travailleur infatigable, un homme de grande culture épris de justice, une « plume » qui faisait l’admiration de tous […] oui, nous perdons un grand homme, un humaniste.
Il était bon, et, ce qui n’est pas la moindre des valeurs, d’une rare modestie […] Mais je crois que la modestie est une qualité des grands.
C’est un ami… Â»

Cet homme de parole(s) – à la parole parfois vigoureuse – était aussi un homme de lettres ; en raison d’abord d’une culture littéraire et historique impressionnante, et parce qu’il se livrait aussi avec bonheur à l’écriture. Le meilleur moyen de lui rendre hommage, de sentir battre le cÅ“ur de cet homme de bien, c’est d’entendre sa parole dans les mots qu’il a écrits, avant que le temps, les modes et les nouveaux systèmes de connaissances les frappent d’archaïsme. Dans « Une enfance bourbonnaise Â», un texte autobiographique, Bernard Gilliet évoque les années des commencements dans le petit village de Diou, où l’on a répandu ses cendres. Témoignage qui ne cède ni à la nostalgie, ni au misérabilisme, et qui ne constitue pas une apologie lyrique de la vie paysanne au milieu du siècle dernier à la manière de Jean Giono ; cette évocation frappe aussi par  sa vérité presque documentaire dans la peinture des hommes, des sites, d’une civilisation « en voie de  timide mutation ».

« […] Les bâtisses sont typiquement bourbonnaises ; au cÅ“ur du village leur rez-de-chaussée est assez souvent surmonté d’un étage ; partout leur toit à double pente couvert de tuiles plates délimite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenêtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmonté d’une ou plusieurs cheminée d’où s’échappe une fumée dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncé en fonction de la limpidité de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison […] dispose à l’arrière d’un jardin, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. Â»

C’est dans cette enfance – particulièrement heureuse, malgré la pauvreté, qui n’est pas la misère, et malgré la guerre – que le jeune Bernard, doué d’une qualité d’observation particulièrement acérée, puisera Ã  la source les leçons, les valeurs et les révoltes qui détermineront toute sa vie.
Et d’abord l’amour que lui ont porté « le pépé et la mémé Â» : Â« Pour en revenir à mon enfance, elle fut heureuse parce que je me sentais aimé Â». A travers ses grands-parents aimants, il éprouve le goût des humbles, ceux qui travaillent dur pour gagner « le pain des pauvres Â» ; La belle figure d’un grand-père vaillant sera, dans toute la vie de Bernard, comme une figure de proue :  

« C’était surtout un farouche travailleur […] Il est mort par un beau jour de printemps, dans un champ, en fauchant […] C’était un mois avant mon succès à l’agrégation ; il n’a pas pu danser de joie sur place comme il l’avait fait quatre ans plus tôt quand j’avais débarqué du train sans prévenir pour annoncer ma réussite au concours d’entrée à l’E.N.S. de Saint-Cloud. D’autres hommes – et des femmes – ont encouragé mon appétit pour l’étude, ont tâché de me transmettre leur sens du devoir et de la droiture ; aucun ne m’a marqué autant que lui qui m’a appris la dignité du travail, le respect de la parole donnée et la bienveillance à l’égard d’autrui. Â»
Au sein de cette société laborieuse, où les paysans et les ouvriers travaillent dur, le jeune Bernard fera très tôt l’expérience de l’injustice, et des luttes qui la contestent. A Digoin, il regarde passer le cortège des grévistes sous le Front Populaire, en même temps qu’il découvre le cinéma : C’est ainsi que Chez Bernard se mêlent toujours étroitement la culture et l’histoire.
« Me voici à Digoin. Avec ma mère nous regardons, depuis le trottoir, défiler des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grève. »
Sensible à l’idéologie communiste, le grand-père lui transmet la conscience de la lutte des classes, sans avoir lu Marx ni Lénine, et qu’il observe dans la société paysanne où s’affrontent toujours  ceux qui travaillent et ceux qui les exploitent :
« Le pépé devait me le dire bien des fois lorsque j’eus l’âge de l’entendre : le travail de la terre, c’est le bagne.
C’est qu’il avait vu de près, dans sa jeunesse, l’oppression dont les paysans sans terre étaient victimes. Â»
Cette conscience-là, Bernard en sera animé toute sa vie. Le sens de son témoignage, c’est encore la volonté de rendre justice à ceux que la société à condamnés à l’exploitation de l’homme par l’homme, et à la pauvreté.
Il a 7 ans quand éclate la 2è guerre, et la mémé qui a tremblé pour son mari, tremble maintenant pour son fils. L’enfant vivra intensément la période de guerre. L’occupation n’a pas épargné le petit village bourbonnais. Bien que baignant dans la haine du « boche Â», assimilé au doryphore tueur de récoltes, il ne gardera de cette expérience aucune mémoire belliqueuse ; déjà humaniste, il est justement sensible à la révélation, de la part d’officiers allemands, de leur humaine condition :
« Je revois ce grand sous-officier […] qui paraissait accablé par l’uniforme qu’on l’avait obligé à endosser ; nous apprîmes que dans son village il était pasteur. Ou bien cet autre qui s’arrêta un soir […] au bout d’un moment il sortit de son portefeuille les photographies de sa femme et de ses deux enfants et se mit à pleurer […] « Guerre, gross malheur […] » et il repartit dans la direction de son cantonnement Â»
Viscéralement pacifiste et antimilitariste dès son enfance, il dénonce dans un autre texte autobiographique le scandale de la torture en Algérie, qu’il refusa, contre toutes pressions, d’exercer. Évidemment converti à la vertu de l’éducation, il confie à ses enfants la postérité de son modeste livret :

« Voici mon garçon :
Ce texte qui date de treize ans mais auquel je n’ai rien changé […] parce que, hélas, » l’humanité » – un mot ambivalent – n’a pas fait depuis soixante ans de progrès vers la véritable « humanité » et que l’homme reste trop souvent, comme l’écrivait un  écrivain romain, « un loup pour l’homme ».  Mais je m’entête à le croire avec Aragon
Un jour pourtant, un jour viendra, couleur d’orange

Un jour de palmes, un jour de feuillages au front,
Un jour d’épaules nues où les gens s’aimeront,
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.
Je te laisse juge de décider si mon texte peut être utile à tes enfants ; mais je forme des vÅ“ux ardents pour que, même si ma génération n’a pas été capable de réaliser notre idéal, ils ne connaissent jamais la barbarie de la guerre. Â»

Mais c’est l’école qui va définitivement modeler la vocation de Bernard Gilliet. Grâce à son instituteur qui devine ses aptitudes, il découvre la volupté du savoir, l’irremplaçable joie d’apprendre. A cela s’ajoutera la bienveillance d’un bourgeois, employeur de sa mère, qui lui ouvrira sa bibliothèque et développera chez l’enfant le goût irrésistible et définitif de la lecture. Ainsi, cette enfance bourbonnaise, parfois rude, aura marqué pour Bernard Gilliet la naissance d’une vocation dont bénéficieront les générations futures à travers son métier d’enseignant. L’instituteur sera dans la vie de Bernard, une autre figure de proue à qui il voue une reconnaissance éternelle. C’est à cet homme qu’il doit aussi la ferveur de l’apprentissage qu’il n’a cessé de mettre en Å“uvre :

Convaincu de l’importance et de la noblesse de sa tâche, du rôle émancipateur de l’école pour les enfants de condition modeste… il devait en quatre années scolaires m’inculquer une quantité considérable de connaissances […] Je considère que c’est à lui – et bien sûr à ma famille qui soutenait mes efforts – que je dois d’avoir poursuivi des études auxquelles mon origine sociale ne me destinait pas […] Tout en le craignant, j’en vins rapidement à l’aimer et je lui ai gardé toute ma vie affection et reconnaissance Â»

C’est pourquoi, en dépit d’une infinie bonté, Bernard Gilliet nourrissait un ressentiment tenace ; avec Nadine son épouse, il ne pardonnera jamais à Lionel Jospin d’avoir supprimé les Écoles Normales. C’était à ses yeux par excellence l’école de la République, celle qui envoyait dans les classes d’enfants de jeunes instituteurs et institutrices, issus de milieux modestes ; l’occasion  pour ces jeunes gens d’une promotion sociale mais aussi l’occasion d’accroître les rangs de ces hussards noirs, militants farouches de l’école laïque. Pour l’homme intègre qu’était Bernard, directeur d’école normale pendant de nombreuses années, l’incohérence d’un ministre se réclamant d’une éthique de gauche Ã©tait insupportable. 
Ainsi ce petit village paysan, humble dans ses hommes et dans ses sites, a façonné Bernard Gillet dans son humanité profonde, faisant  de lui un enfant-poète qui s’abandonne à la douceur du soir bourbonnais, devant la maison où il grandit :
« Dans cette description de « notre » maison j’allais oublier d’évoquer le banc de bois accoté au mur près de la porte de la cuisine […] J’y ai passé de longs moments, couché sur le dos, à rêvasser en suivant du regard le vol des hirondelles ou le retour des corbeaux vers le bois qui leur servait de refuge nocturne. Le pépé me mettait pourtant en garde contre les chauves-souris […] Mais je n’en avais cure et m’émerveillais de la fuite des nuages et de leurs formes changeantes. Â»
Fidèle à sa conviction pédagogique, Bernard Gilliet nous transmet aussi  aussi les enseignements de ce témoignage-hommage : homme parmi les hommes – à côté des plus humbles – sur cette « terre des hommes Â» si âpre et si dure à apprêter, il exprime la conviction les leçons des hommes valent largement les leçons des livres : ce que sa vie n’a cessé d’illustrer. Témoin de son temps, à la manière d’un véritable historien, il est de ces hommes dont il faut suivre le chemin.

                                               Le comité de rédaction
(inspiré d’un texte autobiographique de Bernard Gilliet : « une enfance bourbonnaise Â»

DOSSIER

Bien d’autres femmes

Dossier constitué par Alain Bandiéra

Notre précédent dossier l’a montré, les femmes n’ont pas attendu la parité pour faire la preuve de leur génie, de leurs talents et de toutes les vertus (en actes et en actions) dont on a longtemps cru – et dont on croit peut-être encore aujourd’hui – qu’elles étaient l’apanage de la virilité. Quelques-unes de ces femmes – à qui nous avons rendu hommage – ont rejoint, après leur mort, les grands hommes de notre histoire sous la coupole du Panthéon : manifestation symbolique – mais posthume – de la parité.
Il faut revoir le film de Sacha Guitry – ce grand admirateur des femmes – « Si Versailles m’était conté Â» pour mesurer l’importance des femmes dans l’histoire de France. Déjà nos manuels d’histoire de l’école primaire, à travers une imagerie rudimentaire, célèbrent l’héroïsme de Geneviève (aujourd’hui sainte Geneviève) pour la ville de Lutèce (aujourd’hui Paris), le martyr de Blandine – concession laïque faite à une victime des persécutions contre les chrétiens –, la vaillance de Jeanne Hachette et surtout la gloire de Jeanne d’Arc, récupérée depuis par des idéologies réactionnaires.
« Derrière chaque grand homme, il y a une femme Â» : cette phrase qu’un cinéaste américain prête à l’un de ses personnages ne manque pas d’équivoque ; certes, il y eut Simone de Beauvoir avec Sartre, Elsa Triolet avec Aragon, Maria Casarès avec Albert Camus, la Castiglione avec Napoléon, mais la citation laisse entendre que les femmes vivent et agissent sous l’ombre des hommes. Or, à travers l’histoire, c’est en toute liberté, en toute indépendance, qu’elles mènent leurs combats, en particulier le combat contre la dictature masculine, en faveur de l’égalité et de l’éducation des femmes.
Les femmes jalonnent l’histoire des hommes du monde entier. Femmes de pouvoir, femmes de tous les arts, militantes, femmes de passion, elles défraient souvent la chronique, provoquant l’admiration ou le scandale. Elles tournent les têtes des rois, mais inspirent des réformes salutaires. On dit de Gabrielle d’Estrée, maîtresse d’Henri IV, qu’elle provoqua la conversion du roi au catholicisme. Au 18è siècle, les femmes sont mécènes dans les salons parisiens, où elles accueillent penseurs et artistes et où elles favorisent la propagation des idées nouvelles dont la Révolution se nourrira. Et quand le pain manque, ce sont les femmes qui marchent sur Versailles pour ramener à Paris la famille royale.
Elles sont encore femmes de guerre, ignorées des commémorations, apportant leur concours à la survie économique d’une France en guerre, assurant à la fois la protection et l’économie domestiques, le soin aux blessés et la production industrielle privée de main d’œuvre masculine.
Des femmes s’illustrent dans la Résistance, et subiront toutes les représailles de l’occupant. La France est couverte de rues, de places et d’écoles qui portent le nom de Danièle Casanova, ardente militante communiste, et résistante farouche. Arrêtée par la police française en 1942, elle est déportée à Auschwitz dans le même wagon que 200 femmes également arrêtées pour résistance ; elle mourra en déportation en 1943. Le destin de Madeleine Riffaut n’est pas moins prestigieux ; le 23 juillet 1944, elle abat en plein jour de deux balles dans la tête un officier de l’armée d’occupation : elle échappera pourtant à la déportation, mais à la libération de Paris, l’armée régulière la refuse dans ses rangs parce que … femme et mineure. 
Nous avons choisi de rendre hommage à quelques-unes de ces grandes femmes dont la dépouille ne repose pas sous la coupole illustre. Cet hommage est nécessairement injuste : pour quelques femmes évoquées, bien d’autres femmes ne seront pas citées.

Professeure-ouvrière Simone Weil

Un matin de l’année 1929, une jeune fille pleure dans la cour de l’École Normale Supérieure à l’annonce qu’une révolte de paysans chinois a été écrasée dans le sang. Simone de Beauvoir, impressionnée par ces larmes, en témoignera dans ses mémoires. La normalienne en larmes, c’est Simone Weil. Son immense compassion pour tous les opprimés va déterminer les engagements de toute sa vie.

Au cours de l’hiver 1932/33, alors qu’elle est professeur de philosophie au lycée du Puy (qui porte aujourd’hui son nom), elle est solidaire des syndicats ouvriers ; sa participation au mouvement de grève contre le chômage et les baisses de salaire provoque un scandale. Décidée à vivre avec cinq francs par jour, comme les chômeurs du Puy, elle sacrifie tout le reste de ses émoluments de professeur à la Caisse de Solidarité des mineurs. Au retour d’un voyage en Allemagne, au cours de l’été 1932, elle alerte l’opinion sur la montée en puissance du nazisme et l’ascension d’Hitler.

Elle abandonne provisoirement sa carrière de professeur, A partir de septembre 1934, pour assumer la condition ouvrière dans toute sa dureté. Dès le 4 décembre, elle est ouvrière dans trois usines différentes (elle sera fraiseuse chez Renault) jusqu’au mois d’août 1935. Elle connaît la faim, la fatigue, les rebuffades, l’oppression du travail à la chaîne, l’angoisse du chômage et le licenciement. Elle relate son expérience dans son Journal d’usine. Parmi ses nombreux livres, « la condition ouvrière Â», inspirée de son expérience d’usine, est un plaidoyer pour la dignité du travailleur, contre l’exploitation des hommes engendrée par la civilisation industrielle.

Sa mauvaise santé l’empêche de poursuivre le travail en usine. Elle reprend son métier de professeur de philosophie au lycée de Bourges, à l’automne 1935, et donne une grande partie de ses revenus à des personnes dans le besoin. Elle prend part aux grèves de 1936. Bien que militant avec passion pour le pacifisme, elle décide, en août 36, de prendre part à la guerre d’Espagne auprès du peuple et des paysans « sans prendre les armes ». Elle découvre l’horreur de la guerre et la barbarie des exécutions sommaires dans les 2 camps, accomplies dans l’indifférence et le cynisme.
Déclarée tuberculeuse, elle meurt d’épuisement et de privations le 24 août 1943, à l’âge de 34 ans au sanatorium d’Ashford. A bout de forces, mais inlassable, elle a souhaité, dans l’année précédant sa mort, assumer l’ultime partage des conditions de vie de la France occupée. D’abord au service de la France Libre, à l’occasion d’un bref séjour en Angleterre, elle revient en territoire français accomplir ses derniers actes de résistance.


La brève existence combative de Simone Weil peut illustrer ce vers d’Aragon « Sa vie, elle ressemble à ces soldats sans armes » ; une vie obstinément solidaire du malheur des hommes, tout entière occupée à le combattre et … à le partager.

Gisèle Halimi, le corps libre des femmes

Avocate, militante féministe et femme politique Gisèle Halimi vient de décéder. Celle qui voulait mourir « les yeux ouverts Â» a consacré toute sa vie à lutter contre tout ce qui portait atteinte à la liberté et à l’intégrité des femmes, en particulier à la libre disposition de leur corps. Elle militera ardemment pour la liberté de l’avortement, au côté de Simone de Beauvoir, et contribuera ainsi à l’évolution de la législation vers la loi Veil sur l’IVG : Le titre d’un de ses livres, Â« la cause des femmes Â» la définit tout entière.
Avocate, bravant les partisans de la colonisation et de l’Algérie française, elle prend le risque Ã  partir des années 1950 de défendre des militants de l’indépendance, dont des membres du FLN.
Après avoir, dans les années 50, pris le risque de défendre les membres du FLN, elle assure, à partir de l’année 1960, la défense de l’activiste et militante Djamila Boupacha, torturée et violée, en détention, par des soldats français. Elle médiatise ce procès afin de dénoncer les méthodes de l’Armée française au moment de la guerre d’Algérie.
Mais c’est à l’occasion du procès de Bobigny, en 1972, qu’elle donne la pleine mesure de ses convictions et qu’elle obtient l’acquittement de 3 accusées, coupables d’avortement, ainsi qu’un sursis pour la 4ème.
En 1978, elle défend deux jeunes femmes victimes d’un viol collectif, et obtient l’adoption d’une nouvelle loi en 1980 qui criminalise le viol jusque-là traité comme un délit.
Élue députée aux Ã©lections législatives de 1981, elle milite pour la parité en politique. À partir de 1985, elle occupe plusieurs fonctions successives à l’Unesco puis à l’Organisation des Nations unies comme rapporteuse de cette question de la parité, qui lui tient tant à cÅ“ur, question qui lui tient à cÅ“ur.

Gisèle Halimi est pressentie pour être panthéonisée. La conclusion de sa plaidoirie au procès de Bobigny est l’ardent appel Ã  la mise en place d’une justice paritaire, dégagée des préjugés sexistes et de l’oppression masculine.

« Est-ce que vous accepteriez, vous, Messieurs, de comparaître devant des tribunaux de femmes parce que vous auriez disposé de votre corps ? []
L’acte de procréation est l’acte de liberté par excellence. La liberté entre toutes les libertés, la plus fondamentale, la plus intime de nos libertés. .
En jugeant aujourd’hui, vous allez vous déterminer à l’égard de l’avortement et à l’égard de cette loi et de cette répression, et surtout, vous ne devrez pas esquiver la question qui est fondamentale. Est-ce qu’un être humain, quel que soit son sexe, a le droit de disposer de lui-même ? Nous n’avons plus le droit de l’éviter.
A-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit « civilisé », de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même ? […] Je ne fuis pas la difficulté, et c’est pour cela que je parle de courage – ce jugement de relaxe sera irréversible, et à votre suite, le législateur s’en préoccupera. Il faut le prononcer, parce que nous, les femmes, nous, la moitié de l’humanité, nous sommes mises en marche. Je crois que nous n’accepterons plus que se perpétue cette oppression.
Messieurs, il vous appartient aujourd’hui de dire que l’ère d’un monde fini commence Â».

Audrey Hepburn, une étoile entre toutes brillante

A partir des années 50 et tout au long des années 60, elle illumina les écrans du monde entier. Elle enchante les spectateurs dans le rôle d’une jeune souveraine qui s’offre, incognito, quelques jours de « vacances romaines Â» chevauchant la vespa conduite par Grégory Peck. Elle éblouit le public dans la métamorphose d’une petite fleuriste en « Fair lady Â» et l’émerveille encore en croqueuse de diamants aussi fantasque que flamboyante dans « diamants sur canapé Â». Elle campe une Natacha bouleversante dans l’adaptation cinématographique de « Guerre et paix Â». Bien d’autres rôles au cinéma lui valent récompenses et popularité.
Audrey Hepburn demeure inoubliable.
Il peut sembler frivole de consacrer, dans ce dossier, un article à une actrice de cinéma. Cependant, le sociologue Edgar Morin, dans un livre intitulé « les stars Â», souligne l’importance de ces personnages dans la civilisation contemporaine, personnages qu’il assimile aux demi-dieux de la mythologie antique. Non seulement ils contribuent à nos loisirs mais ils sont également l’image, la représentation de tout notre univers intérieur. Ils exercent sur nous une fascination formidable, incarnant nos rêves, nos désirs les plus secrets, mais aussi nos craintes les plus intimes. C’est à ces êtres de légendes que le cinéma doit sa popularité et son succès prodigieux.
Audrey Hepburn est de ces êtres de légende.

Pourtant, elle renonce à la gloire cinématographique en 1967 pour se consacrer à l’aide humanitaire à l’enfance. En 1988, elle devient ambassadrice spéciale de l’Unicef pour l’Afrique et l’Amérique latine, effectuant une cinquantaine de voyages, jusqu’en 1992. Des reportages la montrent, sans apprêt, dépourvue de tout apparat. Elle se penche avec émotion sur des enfants souffrant de la faim, de la soif, de la maladie. Audrey Hepburn a fini d’être une star ; ses yeux immenses dévorent encore son visage qui porte les marques de ses luttes, puis, peu à peu, les signes les signes du mal qui l’emportera en janvier 1993.
Elle avait multiplié les actions en faveur de l’enfance meurtrie et elle avait mis toute sa conviction dans le discours de clôture de la convention internationale des droits de l’enfant qu’elle avait prononcé en 1989 au siège de l’ONU.
« Nous sommes réunis pour célébrer […] la seconde carrière de notre amie Audrey Hepburn, encore plus brillante, d’ambassadrice de l’Unicef Â» ; ainsi s’exprimait Roger Moore, le 7 mai 2002, à l’occasion de l’inauguration d’une statue à la mémoire de l’actrice, dénommée « l’esprit d’Audrey Â», au siège de l’ONU. 

Ainsi Audrey Hepburn, semblable aux demi-Dieux, aura gagné l’immortalité.

La machine de Madame Du Couvray

Dans son film « le médecin des lumières Â», René Allio a montré les conditions désastreuses – d’hygiène en particulier – dans lesquelles, jusqu’au 18è siècle, se déroulaient les accouchements.
Nos préjugés sont si fortement ancrés qu’on a du mal à concevoir qu’une seule femme ait réussi à assainir cette situation et ait contribué ainsi aux progrès de la natalité, ce que l’académie de médecine ne lui reconnaît pas. On lui doit en particulier la naissance miraculeuse de La Fayette. Cette femme, c’est Angélique du Coudray, sage-femme française née en 1712 à Clermont-Ferrand. Elle est la première à enseigner en public l’art des accouchements afin de former des praticiennes éduquées capables de remplacer les matrones auprès des accouchées. Son action est colossale et couvre tout le royaume ; elle forme près de 5000 sages-femmes, des chirurgiens, et fait ouvrir des maternités dans toutes les grandes villes de France.
La singularité de la sage-femme, c’est l’invention d’une « machine Â», qu’elle appelle « la machine de madame du Couvray Â» ; il s’agit d’un mannequin en carton-pâte qui reproduit dans les moindres détails – y compris l’irrigation des vaisseaux – le bassin de la femme et qui va lui permettre d’illustrer efficacement ses formations.


Elle devra elle aussi combattre l’opposition de ceux qui veulent « réserver l’accouchement aux hommes Â», et qui se moquent de sa machine. Mais les femmes, qui veulent – déjà – la liberté totale, sont favorables à Madame du Couvray. Privée des aides d’un état trop pauvre, elle mourra dans la solitude et le dénuement. 
Elle publie en 1759 l’Abrégé de l’Art des accouchements, qui, réédité en 1769, fait toujours école. Une rue à Clermont-Ferrand porte son nom.

Louise Michel, la pasionaria de la Commune

« Sans l’autorité d’un seul, il y aurait la lumière, il y aurait la vérité, il y aurait la justice. L’autorité d’un seul, c’est un crime. Â»
Ainsi s’exprime Louise Michel, communarde intrépide, qui s’était portée volontaire pour aller, seule, assassiner l’odieux ministre Thiers.
Mais au fond, c’est toujours le même scénario qui caractérise le destin des femmes combattantes, et qui orchestre leur action.

  • L’attachement à l’éducation : Louise Michel est d’abord institutrice; Jean Jaurès n’aurait pas désavoué ses conceptions de l’enseignement : « Â«Â La tâche des instituteurs, ces obscurs soldats de la civilisation, est de donner au peuple les moyens intellectuels de se révolter. »
  • La libération des femmes : elle est Secrétaire de la Société démocratique de moralisation, dont le but est d’aider les femmes à vivre par le travail. En 1870, elle est élue présidente du Comité de vigilance des citoyennes du XVIIIe arrondissement de Paris.
  • La justice sociale et la défense des humbles contre l’oppression politique qui accable le peuple : elle prend une part très active dans la frange la plus révolutionnaire de La commune. Intervenant dans les meetings, elle s’élève contre la peine de mort, défend les ouvriers et les chômeurs.
  • Les représailles : elle sera condamnée à la déportation à vie, en Nouvelle Calédonie. Elle en revient convertie à l’anarchie en 1980 et reprend ses activités militantes. Emprisonnée pendant 3 ans en 1985, elle sera libérée sous l’influence de Clémenceau.
  • La reconnaissance du peuple : au retour de sa déportation, elle est accueillie triomphalement par le peuple de Paris. Le 22 janvier 1905, ses obsèques drainent près de 120 000 personnes dans la capitale. 

L’espérance d’une société nouvelle pour laquelle elle combat, c’est encore dans l’école qu’elle la fonde : « Tant que les études n’auront pas une méthode encyclopédique de manière à élargir l’horizon au lieu de le restreindre, il se joindra à tous les obstacles de la pauvreté qui entravèrent le vieux maître d’école, les obstacles du préjugé qui fait craindre ce qui ne fait pas partie du coin exploré. » C’est toujours le même plaidoyer pour une école véritablement émancipatrice. Notre école technocratique peut-elle aujourd’hui tenir ce projet ?

Conclusion : les deux combats des femmes

« La condition des femmes est de l’ordre de l’urgence…
Le féminisme, c’est la guerre.
Un combat contre la souffrance contre la laideur humaine. Â»

Leila Slimani (écrivaine)

A parcourir l’histoire de ces femmes prestigieuses, on mesure que deux aspirations permanentes animent tous leurs combats : l’aspiration à l’égalité avec les hommes qui se traduira par la législation de la parité ; et l’aspiration à la liberté, en particulier la liberté de disposer de leur corps et d’être maîtresses de leur vie.
A cela s’ajoute, en temps de guerres, un militantisme farouche en faveur du pacifisme, contre la barbarie, et contre la situation des combattants. Elles sont nombreuses à s’engager sur les champs de bataille pour soigner les blessés.

  • Pour l’égalité : pendant des siècles, les femmes sont écartées de tout, de l’éducation, du pouvoir, de la vie civile, des postes de responsabilités. Il faut attendre 1944 en France pour qu’elles obtiennent le droit de votre, au terme d’une longue lutte qui rassemble les femmes du monde entier. Or même Jules Ferry, à l’initiative un programme d’instruction très novateur, confine les femmes dans leurs fonctions domestiques, sous le prétexte qu’elles y excellent.
    Tout au long de l’histoire, cependant, bien des femmes ont refusé cet ilotisme, et se sont distinguées dans tous les domaines de la pensée, des sciences, des arts et de l’action. Quelques fortes femmes – Blanche de Castille, Catherine de Médicis, entre autres – ont supplanté les hommes dans l’exercice du pouvoir.
    Le 16 août 1861, Marie Daubier, une institutrice de 36 ans, est la première femme bachelière de France. On est sidéré d’apprendre aujourd’hui que le ministre de l’instruction publique, Victor Duruy, refusa de signer son diplôme de crainte d’être ridiculisé. Il faut l’intervention de l’impératrice Eugénie pour qu’il y consente. (1)

La conquête de la parité est-elle acquise ? De grands progrès ont été réalisés, en particulier dans les institutions ; pourtant, dans tous les lieux où la mixité est instaurée, les femmes souffrent encore du sexisme plus ou moins débonnaire de leurs collègues masculins ; ce qui prouve que les êtres sont plus difficiles à juguler que les idées.

  • Pour la liberté : Dans ce domaine, les femmes ont eu à se libérer de 20 siècles de morale religieuse. Cependant, au milieu du siècle dernier, la grande humaniste américaine Helen Keller milite déjà pour l’avortement libre. Des femmes de passion affichent à la fois une activité intellectuelle remarquable et une émancipation de mÅ“urs jugée audacieuse par leurs contemporains, et totalement d’avant-garde de nos jours. Parmi les plus célèbres, Héloïse, Christine de Suède, Marguerite de Navarre, la grande Catherine de Russie séduite par la philosophie des lumières…

Malgré d’incontestables avancées, les combats ne sont pas gagnés pour autant, comme le prouve la permanence d’un militantisme féminin très engagé, en faveur des femmes du monde entier. Trop de femmes encore sont victimes des régimes politiques dictatoriaux, de situations économiques désastreuses, des intégrismes religieux, de toutes les formes d’oppression dont l’oppression sexuelle qui frappe toutes les générations de femmes. Des femmes de courage, comme Leila Slimani, n’hésitent pas à témoigner et à continuer la lutte.

(1) Cité par Françoise Pottier-Bechet (historienne) dans un article remarquable sur « les femmes et le baccalauréat Â»

Avec les DDEN

Que veut dire que l’école est laïque et pourquoi l’est-elle ?

Anne-Marie Doly, pour l’UD des DDEN 63

L’assassinat d’un professeur de l’école de la République  « pour avoir fait son métier, simplement, courageusement Â» [1] exige que nous revenions une fois encore sur le sens de la laïcité de l’école parce qu’il nous dit aussi ce qu’est le sens de l’école publique, celle qui accueille tous les enfants quelles que soient leurs appartenances religieuses, sociales et culturelles.

L’école est laïque depuis les lois Ferry de 1882, 20 ans avant la loi de 1905. Il fallait préparer les esprits à la séparation des pouvoirs temporels et spirituels qu’elle instaure. Mais il fallait surtout constituer une instance, promise par Condorcet, capable de former les citoyens dont la République avait besoin pour faire vivre et pérenniser ses principes de liberté d’égalité et de fraternité. 

Le citoyen en effet, est celui qui, pour que tous soient libres à égalité et puissent vivre en commun, obéit aux lois mais à des lois à l’élaboration et au vote desquelles il a participé, ce qui est la condition de la liberté. Chaque citoyen doit donc pouvoir être l’une des voix de la volonté générale qui est seule à pouvoir choisir le meilleur pour tous, comme le sont les services publics. Ce dont chaque citoyen a besoin pour être cette voix capable de dépasser son intérêt particulier au profit de l’intérêt général, c’est de l’autonomie de son jugement et donc de la liberté de conscience qui en est la condition.  

La liberté de conscience en effet, bien au-delà de la seule capacité de croire ou de ne pas croire à quoi elle est trop souvent réduite, est le pouvoir de juger et de choisir « indépendamment de tout ce qui l’environne » (Condorcet), donc loin des croyances et des idéologies. C’est pour la construire que l’école publique laïque est nécessaire, car elle est seule à pouvoir constituer pour tous les enfants l’espace de liberté qu’exige cette construction. Il faut en effet un espace qui mette les enfants à l’abri des influences religieuses et idéologiques que véhiculent la société ainsi que les communautés, familiales ou non. Les unes et les autres ne visent que l’adaptation au monde actuel et à ses demandes sociales et économiques ou l’adhésion à des croyances et options spirituelles et culturelles, ou les deux. Or ni l’adaptation ni l’adhésion à des croyances n’exigent ni n’apprennent l’inquiétude, le doute, la défiance face à ce qui s’impose sans réflexion, par quoi débute toute recherche de vérité, tout désir de connaître et de comprendre. Demandes d’adaptation et d’adhésion « apprennent à croire » comme dit F. Buisson, mais pas à « penser par soi-même (…), par la seule raison » comme l’exige la liberté de la pensée. Si ces environnements sociétaux ou familiaux ont bien une fonction d’éducation puisqu’ils conduisent l’enfant hors du giron maternel vers un langage, des mœurs, des croyances, qui lui apprennent comme il est indispensable, à vivre ici et maintenant, elles n’instruisent pas,au sens où elles ne cultivent pas son esprit de ce qui apprend à vivre ailleurs, loin, autrement, dans toute société ou communauté, non pas seulement réelles mais possibles. Ils ne lui apprennent pas ce qui émancipe.
C’est ainsi par exemple, que l’école apprend aux élèves non pas seulement à « communiquer », ce qui s’apprend largement à la maison et dans la rue et risque fort de les y aliéner, mais elle apprend la langue qui porte et véhicule les connaissances générales, celles qui apprennent la raison, le monde des choses et des autres, qui est aussi celle du droit. Elle apprend les lois de l’évolution des espèces, avec ses incertitudes prometteuses de connaissances, et non le créationnisme, idéologie fermée sur elle-même, que prônent entre autres les évangéliques. Elle apprend que les tremblements de terre ne sont pas des punitions divines mais des phénomènes naturels dont elle explique ce qu’ils sont. Et c’est tout cela qui libère et présente le monde comme un espace ouvert à la créativité humaine.

C’est à cela que les enseignants consacrent leur travail, leur compétence et leur intelligence. A la fois transmetteurs de savoirs et initiateurs de rationalité, ils exercent, selon les modalités pédagogiques de leur choix, la pensée des élèves aux connaissances disciplinaires. Ce faisant, ils leur permettent de comprendre et de s’approprier à la fois les connaissances dans leur contenu et l’armature de la rationalité qui les constitue. Cela n’est possible que parce qu’il s’agit bien de constructions rationnelles, vérifiables et donc toujours contestables et révisables, et non de croyances dogmatiques auxquelles on ne peut que croire et adhérer. Et cette rationalité interne des connaissances, qui fait leur valeur éducative en disciplinant les esprits qui s’y appliquent, constitue leur propre autorité sans qu’elles aient besoin d’un quelconque recours à une transcendance extérieure pour être légitimes. Elles sont ainsi laïques par définition. Et c’est pour cela, que par la médiation pédagogique des professeurs, elles peuvent réellement former les esprits à la raison.
C’est cela qu’en réalité le pouvoir public reconnait en rendant l’école obligatoire, le fait que les connaissances portent en elles ce qui en légitime l’enseignement à tous les enfants. Cette reconnaissance publique de l’autorité interne des connaissances pour instruire les jeunes esprits et les préparer à être des citoyens, légitime du même coup, et en dehors de toute référence à leur personne privée, l’autorité des enseignants dont la tâche est de conduire les enfants à se les approprier.
Ce mouvement d’appropriation des connaissances, qui commencent avec le doute et la curiosité, c’est celui qui conduit toute pensée vers sa liberté. L’enfant ainsi élevé à l’autonomie de sa pensée en même temps qu’aux connaissances qui lui expliquent le monde, conquiert une liberté que nul dogme, nul prophète ne peuvent plus lui voler.

Voilà ce que veut dire que l’école est laïque et pourquoi elle l’est : apprendre à tous ce qui rend libre par l’autonomie de la pensée pour que tous puissent être citoyens et choisir leur destin. Et elle ne peut l’être que par le travail des professeurs qui sont les messagers de cet universel de savoir et de raison.   

Voilà pourquoi l’école, sa laïcité et ses enseignants sont la cible des intégristes religieux qui ne sauraient supporter que leurs enfants et particulièrement leurs filles deviennent des êtres libres, libres de choisir leur destin comme leur croyance. 
« Cessons, écrit C Kintzler le 17 octobre sur son blog « mezetulle Â», de courber l’échine ou de regarder ailleurs devant la culpabilisation, devant l’insolence et la violence du « République bashing Â» (…), qui confond universalisme et uniformisation, qui est prêt à sacrifier les individus sur l’autel antique des communautés et des ethnies, qui fétichise les appartenances et ne voit pas que sans la liberté de non-appartenance, il n’est pas d’appartenance valide. Aucun régime n’a été aussi libérateur que le régime laïque, aucune religion placée en position d’autorité politique ou ayant l’oreille complaisante de cette autorité n’a produit autant de libertés : osons la laïcité, osons la République. Prenons le Président de la République au mot « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire Â».  

 Osons par là-même l’école publique laïque : il nous faut sans relâche défendre l’école de la république et ses enseignants qui préparent tous les enfants du peuple à être les citoyens de notre République.


[1] Communiqué du Collectif Laïque National Â« Reconstruire la République laïque Â» du 4 novembre 2020

Un amendement édifiant


Anne-Marie Doly, pour l’UD des DDEN 63

Il y a des informations que l’on ne peut pas passer sous silence, surtout lorsqu’elles parlent des pourfendeurs de la laïcité, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, bref, des principes qui fondent notre République.   
La députée, puisque, oui, elle fait partie de l’instance qui représente le peuple que nous sommes, la députée Emmanuelle Ménard, soutenue par le RN, épouse du célèbre Maire de Béziers, a présenté un amendement lors du débat sur le projet de Â« loi sur les séparatismes Â». Il proposait de réécrire l’article 1er de la loi de 1905 que nous connaissons tous. Il est constitué rappelons-le, de deux propositions indépendantes, dont première « assure la liberté de conscience Â» des individus et la seconde « garantit Â» celle des cultes, ce qui donne une priorité à la première sur la seconde qui en est une conséquence. Ce qui veut dire que notre régime laïque n’est pas un simple régime de séparation et de liberté religieuse de type anglo-saxon, qui protège les religions avant les citoyens. Ce qui laisse ainsi ces derniers sous la pression toujours possible des communautés religieuses et qui permet à la fois, la division de la société en communautés cultuelles, l’hégémonie d’une religion sur les autres voire sur l’État, et la réintégration des religions ou d’une seule, dans l’espace de la puissance publique c’est-à-dire dans la vie politique.

Quelle réécriture proposait donc cet amendement ?
« L’État français – qui reprend ainsi avec le vocabulaire pétainiste, la place de la République – fort de son héritage chrétien, assure la liberté de culte et la liberté de conscience Â». La liberté de culte, on le voit, reprendrait ainsi la priorité sur la liberté de conscience au profit d’un régime de liberté religieuse (ou tolérance).
Mais deux justifications à cet amendement permettent de comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’aller vers un régime de liberté religieuse comme le note le journal L’humanité auquel nous empruntons cette information. 
La première précise que « Ce n’est pas la République, simple régime politique qui garantit la liberté de conscience, mais bien l’État français Â». Ce qui en dit long sur l’ignorance, ou plus sûrement le rejet, de ce qu’est la République, son rapport aux citoyens et le sens de la citoyenneté. Ce qui ne peut surprendre de la part de ceux qui, bien avant l’État du régime de Vichy qu’ils ont voulu et soutenu, dès les combats contre la montée des forces du front populaire, rêvaient de mettre à bas celle qu’ils appelaient avec dégout « la répugnante Â», au profit d’un pouvoir fascisant et raciste, dictatorial ou monarchiste, soufflé par Maurras et ses disciples.
La seconde justification ajoute que « l’église catholique ne peut être traitée tout à fait de la même manière que d’autres cultes arrivés plus récemment – suivez mon regard – ». Il faudrait donc également redonner à l’église catholique sa place hégémonique sur les plans politique et social et reléguer la religion musulmane particulièrement visée par la députée, ainsi que toute autre religion, qui ne seraient alors que « tolérées Â».
En un bref amendement, c’en est fait de la laïcité ainsi que de tous les principes humanistes de la République en même temps que de ses institutions. Nous changeons de régime politique : de citoyens, nous devenons sujets et croyants… mais rassurons-nous, nous resterons des consommateurs.

Hommage à Georges Haddou


Gilles BEGON Président DDEN 63, pour l’UD des DDEN 63

Notre ami Georges Haddou nous a quittés en ce début janvier. Il a tant fait pour l’école publique, la laïcité et les DDEN que l’on ne pouvait faire moins que de publier ici les très belles paroles que notre Président Gilles Begon a prononcées pour accompagner son départ le 12 janvier dernier.

« 1929, Georges tu nais, en pleine crise économique, celle de la grande dépression.
Puis, te voilà à nouveau balancé dans les déferlantes de la folie humaine dès 1939 à 10 ans.
A 15 ans, élève de 4ème au collège municipal d’Issoire, tu te souviens d’une affiche invitant les jeunes hommes à se rassembler dans le Cézallier pour fuir le STO et rejoindre la Résistance. Le débarquement en Normandie vient d’avoir lieu. La TSF des parents est ta seule source d’information. Les médias ont bien changé depuis. L’armistice du 8 mai met fin à ses terribles années d’occupation, de compromission, de résistance, de souffrance sans toutefois éliminer les sentiments de revanches, de haine, de racisme aussi. Ce terreau te conduit à te forger tes propres préceptes et à construire ta liberté de conscience et ta liberté de citoyen.
Ta carrière professionnelle est construite sur le droit. Ta vie de militant est bâtie sur le respect et la vulgarisation du droit. Déjà membre et administrateur de la Fédération Départementale des parents d’élève dite CORNEC, tu participes en 1976 à la création de l’Amicale Laïque de l’école Jules Verne aux cotés de Bernard G qui se souvient encore de tes conseils judicieux et bienveillants. En 1979 : le directeur de cette école te demande de candidater à la fonction de DDEN. Pendant 41 ans tu ne renonceras jamais à ce mandat. Membre très rapidement du bureau de l’UD, tu en deviendras le Président jusqu’en 2002, puis membre du Conseil Fédéral de 1997 à 2009. Tu resteras toujours membre actif du bureau de notre Union, et conseiller honoraire national.
Ce ne fut pas ta seule implication, tu as été, pour les plus importantes associations laïques du Puy de Dôme, leur contrôleur des finances : la JPA (Jeunesse au Plein Air), les PEP (Pupilles de l’École Publique), la FAL (Fédération des Associations Laïques).
Jusqu’à la fin de ta vie tu ne renonceras jamais à lutter pour que l’école de la République soit l’école émancipatrice. En 2019, tu écris dans l’un de tes blogs, que tu déplores qu’«ainsi pendant longtemps on a sous-traité explicitement ou implicitement le comportement des citoyens aux commandements religieux … Il devient indispensable que l’école républicaine apprennent aux enfants de France les lois républicaines… ». Tu en as même rédigé une proposition de loi.
J’ai reçu beaucoup de témoignages de DDEN bien sûr, mais aussi de personnes Å“uvrant dans les Associations ou GEORGES intervenait par conviction militante. Beaucoup d’entre vous l’ont connu et peuvent témoigner : En voici quelques extraits.
 Â« La défense de l’école publique a été pour Georges une grande partie de sa vie à laquelle Madeleine a toujours été associée » écrit Jocelyne. « J’ai connu Georges au CA des PEP, et quand je me souviens de lui, je me souviens du grand respect qu’il m’inspirait. J’aimais son regard sur chaque situation…Quand je pense à lui, assure Françoise, je le vois sourire, comme une farce, ou une pointe d’humour comme il savait si bien en jouer, je sais qu’il n’est pas loin. » « La mort de Georges m’attriste profondément Â», s’exprime Bernard G. « C’est un pilier de notre association qui nous quitte… Le long chemin qu’il avait parcouru … en avait fait un sage qui avait su vieillir sans baisser les bras, sans s’aigrir ni se radicaliser. Merci Georges pour l’exemple que tu nous as donné. » « Comme c’est triste que notre Georges nous ait quitté, cette figure droite, sincère, engagée dans le combat humaniste et laïque, avec souvent un léger sourire en coin qui manifestait sa discrète approbation… ou désapprobation ! Il va beaucoup nous manquer. Il va beaucoup manquer au combat pour la défense de l’école publique. Quel vilain début d’année » affirme Anne-Marie.
Eddy KHALDI président de la Fédération Nationale des DDEN a adressé un message en particulier à Madeleine : « Notre Fédération s’associe à la douleur de la famille et… participe à votre peine. Acceptez le témoignage de notre profonde reconnaissance pour le travail militant accompli sans relâche par Georges. » Ces témoignages et souvenirs égrènent le portrait de cet honnête homme, de cet humaniste, si viscéralement et raisonnablement attaché à l’école laïque, à l’École de la République.
Le 16 décembre dernier, en réponse au courriel que je lui avais adressé huit jours plus tôt, Georges m’écrivait : « Excuse mon silence. Je viens de faire un séjour à Estaing, et j’en suis sorti très fatigué. Mets-moi en congé en attendant que mon état s’améliore ». Hélas, quelques jours plus tard il m’adressait cet ultime message laconique et lucide : « Je me retire de tout ». Mauvais coup de la vie, toi qui m’as accompagné aux destinées de l’association des DDEN, moi qui te croyais indestructible et en ce lieu-ci, je penserais éternel avec humilité et respect. Tu avais juste omis de me dire à quel point mon ami, il serait difficile de me trouver ici devant vous pour t’accompagner dans ton dernier voyage.
2020 Te voilà reparti en pleine crise sanitaire sociale et économique.
Je voudrais adresser à Madeleine et à toute sa famille l’expression de notre gratitude à ce mari, ce père et grand-père, ce militant serviteur d’idéal qui a œuvré pour l’intérêt supérieur des enfants. Le poète a toujours raison. Permettez-moi de terminer par ce poème de Paul Eluard :
 Â« Nous voici aujourd’hui au bord du vide
Puisque nous cherchons partout le visage que nous avons perdu.
Il était notre avenir et nous avons perdu notre avenir.
Il était des nôtres et nous avons perdu cette part de nous-mêmes.
Il nous questionnait et nous avons perdu sa question.
Nous voici seuls, nos lèvres serrées sur nos pourquoi.
Nous sommes venus ici chercher, chercher quelque chose ou quelqu’un.
Chercher cet amour plus fort que la mort. Â»

Merci Georges.   

Avec le Cercle Condorcet

A propos de la violence (2)


Les deux textes ci-dessous sont deux contributions au dossier que le Cercle Condorcet consacre en 2020-2021 au thème de « la violence dans la société ». Ils ont été présentés dernièrement et soumis à la discussion au cours de réunions « à distance ». Les travaux du groupe ont pour but d’alimenter la réflexion citoyenne, de susciter le questionnement par un apport, en toute modestie, de quelques éléments clés. Les « commentaires » de nos lecteurs et lectrices sont bienvenus.

Ordre et justice, force et violence

ou « Blaise au Far-West »

André Malvezin, décembre 2020

Si l’on veut observer l’évolution de la violence dans la construction des sociétés humaines, les exemples ne manquent pas. Il en est un bien connu et relativement récent : la création des Etats-Unis d’Amérique, des premiers conflits entre les tribus amérindiennes et les nouveaux arrivants en provenance d’Europe (1), jusqu’à la relégation, à la fin du 19ème siècle, des dernières tribus rebelles dans des réserves, après ce qu’on peut appeler un génocide. Passons sur la guerre d’Indépendance, l’esclavage des noirs, la guerre civile dite « de Sécession », une succession de violences majeures.

Ce qu’on appelle la « Conquête de l’Ouest » commence avec la ruée vers l’or en Californie en 1849 et continue en 1862 avec la colonisation des Grandes Plaines et la création de villes en un temps record, qui voient prospérer la criminalité et les structures pour la contenir. C’est surtout cette époque que décrivent la plupart des « westerns », genre cinématographique caractérisé par sa violence. L’intérêt de ces films ne se résume pas aux immenses troupeaux de bovins et de leurs garçons vachers (cow boys) aux chevauchées épiques. Il réside dans le témoignage de la création d’un pays, des différents Etats qui le composent et des villes naissantes. Ce sont de véritables documentaires (je précise que je parle là des westerns américains « classiques », de John Ford et compagnie, et non des westerns « spaghetti » qui n’en sont que la caricature et la dégénérescence). Le western américain, en général, est moins simpliste qu’on pourrait le croire et présente des situations souvent cornéliennes (conflits de devoirs et d’intérêts) et des personnages complexes (les héros ont fréquemment des failles intimes, des drames cachés). Ces subtilités apparaissent dans l’action et sont rarement verbalisées, contrairement au cinéma européen, français surtout (2), c’est pourquoi nous avons parfois du mal à les voir.

Mais quel rapport avec Blaise Pascal et pourquoi vouloir le faire entrer dans un saloon de l’Ouest Lointain ? N’y-a-t-il pas anachronisme ? Pas tant que ça : le port de Boston, sur la côte Est, fondé par les colons anglais en 1630, aurait pu l’accueillir (Pascal conçoit sa machine arithmétique en1642, il meurt en1662 et les « Pensées » sont éditées en 1669). Imaginons, donc, Blaise est dans un saloon, et il dit : «Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants ; la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et, pour cela, faire que ce qui est juste soit fort, ou que ce qui est fort soit juste. » Pensées, 285 : Justice, force.

Illustration n°1 : le film de Fred Zinneman « Le train sifflera trois fois » de
1952 (titre original : « High Noon »), film qui présente une particularité rare : il respecte les règles de la tragédie classique, unité de temps, de lieu et d’action. Dans une petite ville de l’Ouest le shérif Kane (Gary Cooper) se marie et démissionne de sa fonction, son successeur devant arriver le lendemain. Alors qu’il est sur le départ avec sa jeune épouse Amy (Grace Kelly), il apprend qu’un dangereux bandit sortant de prison va arriver, attendu par trois complices, par le prochain train et qu’il a l’intention de se venger du juge et du shérif. Kane estime que son devoir est de faire face et il reprend son étoile ; sa femme, quaker non-violente, veut quitter la ville (d’où le thème musical lancinant qui accompagne tout le film : « si toi aussi tu m’abandonnes »), le juge fait ses bagages et tous les hommes, terrorisés, refusent de l’aider. Kane se retrouve donc seul pour affronter les tueurs, seul avec ses colts, et les colts vont parler. . . La situation est claire : la Justice tourne le dos et seuls restent les trois autres éléments ; l’ordre et la force incarnés par le shérif, avec la violence pour dénouement.

Illustration n°2 : le film de John Ford de 1961, « L’homme qui tua Liberty Valance », un western à la construction plus complexe que le précédent, avec un long flash-back. L’histoire : un jeune avocat, Stoddard (James Stewart) arrive dans l’Ouest avec pour seule arme le « Code », l’affirmation de la Loi, ce qui fait bien rire un dangereux bandit, très méchant dirait Blaise, Liberty Valance (incarné par le terrifiant Lee Marvin) qui se fait un plaisir de rosser sévèrement Stoddard. La petite ville a un shérif obèse et lâche, dont la seule préoccupation est la taille du steak pour son déjeuner : question force pour imposer la justice, on repassera. Seul un homme se fait respecter parValance : Tom Doniphon (John Wayne), à la force tranquille, mais qui ne souhaite pas s’occuper des affaires des autres. Constatant qu’il n’y a pas d’autre solution que la violence, Stoddard se résout à affronter Valance : les colts et la Winchester vont parler, c’est toujours le même schéma, la même structure narrative. Ce film décrit, en plus, la naissance de la démocratie américaine avec l’élection pittoresque des représentants du peuple et aussi le rôle de la presse. Les personnages ont leur complexité : ainsi Tom Doniphon, malgré sa force physique et mentale, est dévasté par un chagrin d’amour cause d’une situation cornélienne (encore l’empreinte de la tragédie classique).

Deux films à voir et à revoir, donc, deux sommets du septième art, qui ont tous les deux la même morale : pour arrêter l’ultra-violent injuste, la justice doit disposer d’une force capable éventuellement d’employer la plus grande violence. Bien sûr, le terme de violence n’est pas employé par Blaise Pascal, mais c’est inéluctable, non ? La seule autre attitude possible serait de tendre l’autre joue, selon l’évangile, attitude reprise et formulée autrement par Gandhi : la non-violence. Elle a été efficace dans un tout autre contexte : il n’est pas du tout sûr qu’elle aurait pu l’être dans les circonstances particulières de la conquête de l’Ouest (3).


(1) Au tout début, dans les années 1600, les trappeurs, dont beaucoup de canadiens et de français, entretiennent des relations commerciales basées sur le troc (outils et armes contre peaux de castor) et pacifiques dans l’ensemble : ce n’est pas une colonisation de peuplement. Quelques films en parlent, par exemple la série « Colorado » ou l’étrange « Dead Man » de Jim Jarmush.

(2) Dans les films de Rohmer on bavarde, dans les westerns on agit.

(3) Il faudrait cependant étudier l’histoire des quakers.


A propos de violences policières

Pierre Miele, décembre 2020

Une mobilisation citoyenne contre la loi de sécurité globale peut être observée… Le refus de la violence des autorités est une tendance sociétale de fond qu’il n’est pas possible d’ignorer : celle de l’Etat, après celle du mari, du père, de l’enseignant, du prêtre… Les graves « bavures policières Â» de ces derniers temps ont renforcé cette mobilisation et l’hostilité de la population à l’égard de ce qui apparaît comme une nouvelle étape dans une dérive de la fonction policière avec  le recours à la violence.

Sûreté ou sécurité : de la confusion des buts

La Police est nécessaire à la république, comme le stipulent la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789  (article 12) : « La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ; cette force est donc instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux à qui elle est confiée. » et la Déclaration universelle des droits de l’Homme (ONU, 1948, article 3) « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne. » La police républicaine a pour mission première d’assurer la sûreté, c’est-à-dire la protection des personnes pour le respect de leurs droits quand ceux-ci  sont menacés ; et non pas la sécurité comme protection a priori des biens des personnes ou des institutions. C’est bien la dérive qu’opèrent les politiques sécuritaires de ces dernières décennies (caméras de surveillance, contrôles d’identité, fichage, …, armes et armures anti-manifestants ).

D’une violence « légale Â» à la violence « légitime Â» : la confusion des genres

Le constat est alarmant. Des faits de violence, de racisme et de discrimination sont dénoncés, notamment grâce à des vidéos de témoins, et pour les auteurs de ces actes, l’impunité semble acquise ! Toutes les parties reconnaissent aujourd’hui un manque de formation des agents, un manque de contrôles sur l’usage des armes, un manque de présence hiérarchique près du terrain.  Au-delà des cas individuels de policiers fautifs, la responsabilité de cette situation n’est donc pas à imputer aux policiers en général,  mais à cette conception de la Police qui autorise l’offensive des policiers dans les manifestations et l’intervention répressive directe dans la rue, le quartier : c’est la violence « légale » ou légalisée de fait. La conséquence est la défiance et la peur : les citoyens ont peur de la police, et la police a peur des citoyens. Le danger c’est donc l’affrontement qui risque fort d’engendrer une violence en cascade et qui fait passer de la légitime défense à la légitime violence.

Le cas des « black blocks Â» illustre l’inefficacité de cette conception de la police : outre que le dispositif policier déployé lors des manifestations à risque n’empêche pas les troubles et dégradations, il constitue par anticipation une véritable mise en scène du spectacle qui va se dérouler face aux medias qui n’attendent que cela. Or ce spectacle  est précisément le but recherché par les fauteurs de troubles ;  Ã  tel point que d’aucuns émettent le soupçon d’une possible connivence de l’Etat avec certains de ces groupes d’agitateurs à fin de décrédibiliser les manifestants et les causes qu’ils défendent.

Des « forces de l’ordre Â» aux « gardiens de la paix Â»

Si un vaccin vaut mieux qu’un médicament, alors il serait préférable de traiter les causes, celles des manifestations (de gilets jaunes par exemple), et celles des délinquances endémiques, plutôt que de légiférer encore pour mieux pouvoir interdire et réprimer alors que tant de lois existent déjà pour cela. Avec H.Leclerc(*), préconisons de rétablir la confiance des citoyens en la police. Il faut pour cela redonner à la police, certes les moyens (formation, encadrement, fin de l’impunité), mais aussi la mission d’assurer la sureté par et pour la paix, plutôt que la sécurité par la force !

___________________

(*) H.Leclerc, président honoraire de la Ligue des droits de l’homme
invité du 7/9 de France Inter, le 30 novembre 2020, avec Sébastian Roché, Directeur de recherche au CNRS, spécialiste de la police.

Loisirs

L’encadré des lecteurs bénévoles de Lire et faire lire

Dans le cadre (!) des rencontres départementales de Lire et faire lire, il a été proposé aux lecteurs qui le souhaitaient de prendre la pose afin de présenter l’album jeunesse qu’ils aimaient particulièrement partager avec leur jeune auditoire.

Avec les remerciements de Fotografix.

Rosa Parks : « Mon histoire » (extraits)

par Marcel COL

Le mercredi 10 mars prochain dans la salle des « Abattoirs » à Riom, l’ATR aurait dû présenter comme chaque année une lecture célébrant « La Journée Internationale pour les Droits des Femmes ».

L’auteure choisie cette année était une américaine noire, Rosa Parks qui refusa de céder sa place à un voyageur blanc jugé prioritaire.

Nous publions ci-dessous quelques extraits du témoignage de cette femme courageuse paru en traduction en 2018 aux Editions Libertalia :

« Un soir, début décembre 1955, j’étais assise à une place située sur la première rangée de la section pour les gens de couleur d’un bus de Montgomery, Alabama. Les blancs eux étaient assis dans la partie avant du bus qui leur était réservée.

D’autres blancs montèrent à bord et la section blanche se retrouva sans aucune place assise.

Quand une telle situation se présentait, nous autres, les Noirs, étions censés laisser notre place aux Blancs.

Mais ce jour-là je n’ai pas bougé.

Le conducteur qui était blanc m’a lancé : « Libère-moi donc ces premières rangées de sièges ! »

Je n’ai pas bougé, je ne me suis pas levée. J’en avais assez de céder devant les Blancs…

Pendant la moitié de ma vie j’ai vu s’appliquer des lois et des usages qui séparaient les Africains Américains des Blancs dans le sud de ce pays. Des lois et des usages qui autorisaient les Blancs à traiter les Noirs sans aucun respect. Je n’ai jamais pensé que c’était juste et dès ma plus tendre enfance j’ai tenté de m’opposer à ce manque de respect. Je devais avoir une dizaine d’années quand je fis la connaissance sur le chemin de l’école d’un petit garçon blanc nommé Franklin. Il faisait à peu près la même taille que moi … Il m’a adressé la parole et m’a menacée de me frapper – il serrait son poing comme s’il allait m’en coller une – Alors j’ai ramassé une brique en lui déclarant qu’il pouvait tenter de taper à ses risques. Il s’est ravisé et il a continué son chemin…

Plus tard je fus inscrite à la Montgomery Industrial School … En général nous allions à l’école à pied. Nous ne prenions le tramway que lorsque le temps était mauvais. Il n’y avait pas encore de bus publics à Montgoméry et les trams appliquaient la ségrégation. Quand nous autres Noirs les empruntions, nous devions prendre place tout au fond des voitures.

Je dus également m’habituer à d’autres aspects de la ségrégation en vivant à Montgomery ; les fontaines publiques de la ville portaient des écriteaux indiquant White et Colored. Comme des millions d’enfants noirs avant et après moi je me suis demandé si l’eau white avait un goût différent de celle colored et si elles avaient toutes les deux la même couleur ? … Il m’a fallu un certain pour comprendre qu’il n’y avait pas de différence, qu’elles avaient le même goût et la même couleur. La seule différence était de savoir qui s’abreuvait à l’une ou à l’autre de ces fontaines …

 En 1955, le pasteur Luther King s’écria dans un discours : « Voici venu le temps de dire que nous n’en pouvons plus, que nous sommes fatigués. Nous sommes réunis ce soir pour dire à ceux qui nous malmènent que nous sommes fatigués – fatigués de la ségrégation, des humiliations, fatigués d’être battus par la main brutale de l’oppression … »

(Comme on le sait Martin Luther King fut assassiné le 4 avril 1968)

En 1963 à l’occasion de la grande marche de Washington pour obtenir des lois fédérales sur l’égalité des droits. Les femmes n’étaient pas autorisées à jouer un grand rôle dans cette manifestation.

Il n’y avait pas d’intervenantes féminines à la tribune, là où le docteur King prononça son fameux discours « I have a Dream »,

Lors des prises de paroles il y eut cependant un hommage aux femmes pendant lequel un des organisateurs cita des noms de femmes qui avaient pris part au combat. J’étais l’une d’elles. On cita également Joséphine Baker la belle chanteuse et danseuse qui avait passé la plus grande partie de sa vie en Europe. Marian Anderson chanta « Il a le monde entre ses mains » et Mahalia Jackson chanta « J’ai été réprimée et j’ai été méprisée ».

Mais si ma mémoire est bonne celles qui ne chantaient pas n’ont pas eu leur mot à dire ce jour-là. Sauf Lena Horne qui lorsqu’elle fut présentée se leva pour crier bien fort « Liberté ». (New-York – 1998)

NB : Aujourd’hui une station de métro parisienne (RER – Ligne E) porte le nom de « Rosa Parks »

Coronavirus (Tragédie Antique) III

Le lendemain. Néron et Agrippine entrent. Agrippine fébrile.

Néron
Reste bien à 1 mètre et lave-toi les mains
car je ne veux pas être contaminé demain.

Agrippine
Sois tranquille, Néron, je ne suis pas atteinte
Mes paroles d’hier ce n’était qu’une feinte.

Néron
Je ne sais si tu mens ou si tu es sincère
Reste bien à 1 mètre ! Reste bien en arrière !

Agrippine
Je te dis que je suis une source d’eau claire
Ah Néron, un jour, tu feras mourir ta mère !
Diafoirus entre

Néron
Ah mon vieux Diafoirus, enfin tout est réglé ?
Tu en fais une tête, ça n’a pas l’air d’aller !

Diafoirus
C’est plus grave César que ce qu’on avait prévu

Agrippine
Voilà ce qui arrive quand on navigue à vue

Diafoirus
Les gens n’arrêtent pas de courir aux urgences
C’est un flot de brancards c’est un flot d’ambulances

Néron
Mais tu nous disais hier « un tout petit chaton Â» !

Diafoirus
Mais tu nous disais hier « un tout petit chaton Â» !
c’est un chat dans la gorge qui va nous faire tousser
qui s’attaque aujourd’hui aux anciens des ehpads
les envoie chez Pluton à grande galopade.

Néron
Mais que font les soignants ?…                                                                                                                                                                                             

Diafoirus
……..Ils font tout ce qu’ils peuvent
mais quelques ruisselets n’ont jamais fait un fleuve
et il faudrait un fleuve noyant les bactéries
comme un fleuve, d’Augias, noya les écuries…
il nous faudrait des masques, il nous faudrait des gants
il nous faudrait des lits et des médicaments
et du gel pour les mains…et des respirateurs…                                                                                                                5

Néron (énervé)
Gna gna gna Diafoirus et la main de ma sÅ“ur ?
Ce que tu me demandes on l’aura dans 6 mois
Si la Chine veut bien envoyer des convois !

Agrippine
à Diafoirus… Il ne faut pas de masques et puis il faut des masques !
Envoies-tu les soldats à la guerre sans leur casque ?
à Néron… Gouverner c’est prévoir et s’occuper des hommes
Toi tu penses à tes jeux, voilà où nous en sommes !

Diafoirus
Vous avez, Agrippine, le jugement qu’il faut
Ne pas penser aux hommes est le pire des défauts !

Néron
Mais ma parole, il juge Néron, son empereur !
Veux-tu bien aller voir si je suis pas ailleurs !
Quand tu m’auras trouvé, je te dirai sans doute
que je veux chaque jour une feuille de route.
                                                                                                                                                                                             Daifoirus sort

Agrippine  (à part)
Ah ces beaux parleurs ! toujours à se combattre
à se faire des répliques à se faire du théâtre
Je suis sûre qu’on dira quand ils seront poussière
c’étaient des comédiens que toujours les mots lièrent
à Néron (toujours énervé)                                         
Calme-toi, Néron, calme-toi ! Et n’oublie pas
que le salut du peuple est la suprême loi !

Néron
Mais des gants, mais des masques, on en a pas bézef !

Agrippine
Il va en prendre un coup ton prestige de chef !
Mais je suis là Néron, on va en fabriquer
Rome répond toujours quand elle est provoquée !
Il nous faut du tissu, on coupera nos robes
Il va nous mettre à nu ce satané microbe…
(sortant)   Je t’envoie Cassanus l’intendant du Palais
tu verras avec lui ce qui doit être fait.

Néron (seul)
Ma mère semble fébrile, ma mère semble fiévreuse
Mais, souvent, chez ma mère, les eaux claires sont boueuses !

Mots croisés – solutions n°486 – octobre 2020

Idées

La presse quotidienne régionale vient de nous en informer : dans le cadre de la loi sur le bien-être animal, la vente d’animaux pourrait être bientôt interdite dans les animalerie. Certes. Mais cette loi pourrait aussi porter atteinte à une discipline des plus anciennes inscrite aux jeux olympiques : il est probable que disparaisse du programme des rencontres de Tokyo l’emblématique épreuve du lancer du chat-à-vélo. Tout fout le camp !

FORUM

L’illusion d’une métaphore vive

par Alain Bandiéra

Poète à ses heures, le président Macron a choisi de justifier sa décision de ne pas instaurer l’impôt sur les grandes fortunes en utilisant un procédé de style bien connu, à savoir la métaphore. Selon le dictionnaire, « la métaphore est une figure de style qui consiste à donner à un mot un sens qu’on attribue généralement à un autre, en jouant sur l’analogie et les ressemblances Â».  Ainsi lorsque Victor Hugo évoque le dilemme terrible de Jean Valjean qui se demande s’il doit ou non se dénoncer à la justice, il intitule son chapitre « tempête sous un crâne Â», évoquant un phénomène climatique pour suggérer les tourments et les violences qui agitent l’esprit de son héros ;  Hugo donne du  procédé métaphorique utilisé une explication à la fois claire et lyrique « On n’empêche pas plus la pensée de revenir à une idée que la mer de revenir à un rivage. Pour le matelot, cela s’appelle la marée ; pour le coupable, cela s’appelle le remords. Dieu soulève l’âme comme l’océan Â».

La métaphore n’est pas l’apanage des poètes, elle émaille aussi notre langage commun et nos propos familiers. C’est pourquoi Macron pense-t-il être entendu des citoyens lorsque, justifiant la permanence des grandes fortunes non imposées, il a recours à l’image du ruissellement. Le terme est harmonieux et fluide – si j’ose dire – à souhait. Il est propre à convaincre, voire à séduire. Nous connaissons tous ce phénomène de la chute d’eau à la faveur d’une dénivellation de relief ; il engendre des spectacles naturels particulièrement prodigieux, dont les chutes du Niagara sont le plus célèbre et le plus extraordinaire. Dans le sud de l’île de la Réunion, une convergence de cascades particulièrement vertigineuses ont engendré une véritable tapisserie aquatique, dénommée le voile de la mariée.

Ainsi les citoyens pouvaient-ils s’attendre à une cascade de bienfaits, émanant de la générosité des nantis, des premiers de cordée â€“ autre métaphore – à l’égard des autres (qui n’ont pas droit aux images!). La justice sociale aurait tout à y gagner ; un flot de richesses allait donc inonder le monde d’en bas, garantissant des salaires décents, des indemnités de chômage d’une part, et des retraites d’autre part,  qui protégeraient contre l’insécurité de la misère.

L’échec total de cette utopie montre que la métaphore n’est pas toujours source de vérité et que la transformation des mots n’engendre pas forcément la transformation des situations, ni surtout des mentalités ; l’argent des riches ne coule pas facilement (même si on parle d’argent… liquide) et les grandes fortunes ont investi « à la source » les bénéfices fiscaux qui leur étaient (naïvement ?) accordés : enrichissement outrancier des actionnaires (même pendant la pandémie), opérations boursières lucratives, fuite des capitaux vers les paradis fiscaux… Autrement dit, la générosité du président n’a fait que favoriser le grand banditisme capitaliste.


Nous sommes en droit de croire que Macron n’était pas dupe de sa métaphore : il reste sourd aux injonctions d’une opposition qui réclame, périodiquement, le rétablissement de l’ISF. Il ne renonce pas pour autant aux images, et vient de fustiger, avec arrogance,  66 millions de « procureurs Â» tant lui est insupportable l’expression d’un mécontentement citoyen.


Titre de l’article : allusion à « la métaphore vive Â», titre d’un ouvrage du philosophe Paul Ricoeur, maître à penser du président Macron.