Auvergne laïque n° 488 - juin 2021


EDITO

Technocratie et politique

« Les technocrates, si on leur donnait le Sahara, dans 5 ans, faudrait qu’ils achĂštent du sable ailleurs. Â» (Coluche)

La dĂ©finition d’un technocrate n’est pas trĂšs Ă©logieuse : personnage politique ou haut fonctionnaire qui fait prĂ©valoir les donnĂ©es techniques ou Ă©conomiques sur les facteurs Humains.

La technocratie a la rĂ©putation d’ĂȘtre sourde. Pour comprendre un technocrate il n’y a qu’un technocrate, un Â«Â crĂąne d’Ɠuf » qui n’a jamais mis un pied sur le terrain. Pour ne rien gĂącher, la technocratie dirige et gouverne en exerçant la subtile langue de bois. Ce n’est rien de plus que la maĂźtrise en politique de la bataille de mots. Quand on vit dans une caste avec des revenus et avantages indĂ©cents, c’est effectivement impossible de comprendre le supplice des fins de mois difficiles, la galĂšre de millions de concitoyens. Quand on ignore aussi le prix de la baguette et du croissant, tout s’explique mais c’en est insolent.

Bercy concentre un pouvoir inĂ©branlable. Entendre Emmanuel Macron et ses proches critiquer la technocratie est assez ironique, alors qu’ils en sont des purs produits. L’annonce du PrĂ©sident de la RĂ©publique de supprimer l’E.N.A. ne garantit pas la baisse de surproduction de technocrates, comme fut celle du beurre dans les annales du pays. MalgrĂ© toutes les dispositions prises pour rĂ©duire les stocks de beurre, ils continuaient Ă  gonfler. Un technocrate dĂ©cida d’éradiquer le mal Ă  la racine en organisant une rĂ©flexion, pour ne pas dire une mĂ©ditation profonde, autour d’une table avec, bien entendu, d’autres technocrates.

(1) « – Prenons le problĂšme Ă  l’envers, dit une voix. D’oĂč vient le beurre ?
Les technocrates tenaient leur idée de départ.
– De la crĂšme, suggĂ©ra l’un d’eux.
On vĂ©rifia. C’était bien avec la crĂšme qu’on faisait le beurre.
D’oĂč vient la crĂšme ? Du lait. D’oĂč vient le lait ?
De la vache. Supprimons les vaches : on rĂ©duira la masse de beurre.
Les exploitants agricoles reçurent une prime pour chaque vache laitiĂšre abattue. Le stock de beurre diminua. Le technocrate eut de l’avancement et devint ministre de l’Agriculture quelques annĂ©es plus tard.
Tout allait bien, lorsque, soudain, on manqua de veaux. Le veau devenant introuvable, son prix augmenta dans des proportions inquiĂ©tantes pour l’indice mensuel.
Le ministre rĂ©unit les fĂ©dĂ©rations agricoles et tapa sur la table :
– Le prix du veau passe les bornes ! Pourquoi ?
– Parce qu’y en a plus, rĂ©pondit un paysan. 
– Et pourquoi n’y a-t-il plus de veaux ? Les fĂ©dĂ©rations agricoles seraient-elles tentĂ©es de faire monter les prix en bloquant la production ?
– Non, dit le paysan. Y a plus de veaux parce qu’on a abattu les vaches.
Le ministre fit les yeux ronds :
– Quel est le rapport ?
Le paysan expliqua alors que ce sont les vaches qui mettent les veaux au monde.
– Ah ! bon, dit le ministre dĂ©couragĂ©. On ne me tient jamais au courant de rien ! Â»

Mieux vaut en rire
 Les technocrates sont formatĂ©s Ă  produire des idĂ©es indigestes. Ils imaginent le « Demain » mais l’empathie reste la grande oubliĂ©e. Vauvenargues disait : « la science des projets consiste Ă  prĂ©venir les difficultĂ©s de l’exĂ©cution Â». De toute Ă©vidence, prĂ©voir l’imprĂ©visible ne dĂ©coule pas naturellement de leur culture. Peu importe, puisqu’ils ne supportent pas le poids de leurs aberrations. C’est comme si des poules pondaient des Ɠufs vides, donc panique dans la filiĂšre volaille, et des consĂ©quences sur le marchĂ© de l’Ɠuf et du poulet. Voici une sĂ©rieuse cogitation pour les cerveaux des technocrates. EspĂ©rons qu’ils ne suppriment pas toutes les poules!

(1) « Quel Ă©conomiste pourrait expliquer que le prix des Ɠufs augmente, alors que le prix des poulets diminue? [
] Quand le prix de l’Ɠuf monte, le prix du poulet devrait donc monter aussi, compte tenu des soins prodiguĂ©s et du prix du grain. Or, sous l’Ɠil ahuri de l’économiste, plus le poulet grandit plus son prix diminue. De ce fait, les exploitants agricoles ont tout intĂ©rĂȘt Ă  vendre leurs Ɠufs avant que le poulet en sorte : quand tout le monde vend ses Ɠufs, le poulet se fait rare, et son prix monte, pendant que celui de l’Ɠuf descend.

ExcĂ©dĂ© par le rappel Ă  l’ordre de son confrĂšre des finances, le ministre de l’Agriculture a voulu connaĂźtre le fin mot de l’affaire. Il convoqua une quinzaine de stagiaires de l’E.N.A. avec mission d’élucider ce mystĂšre. Tous, bien entendu, n’avaient jamais vu un Ɠuf ni un poulet ailleurs que dans leur assiette. [
] ils essayĂšrent de dĂ©terminer que faire pour qu’un poulet soit aussi rentable qu’un Ɠuf, proportionnellement au coĂ»t de son Ă©levage, diminuĂ© du fait qu’une jeune poule pond Ă  son tour des Ɠufs plus rentables qu’elle. « Tachez de me « pondre » un rapport intelligent Â» avait dit le ministre.

Ils restĂšrent enfermĂ©s six jours [
] Un huissier courageux regarda par le trou de serrure et, relevant un visage livide, dit : « Je ne vois que des Ɠufs
 des Ɠufs Ă©normes ! Â» HĂ©las! Ce n’était que leurs crĂąnes penchĂ©s dans l’effort de la pensĂ©e. Â»

(1) Jean AMADOU : Il Ă©tait une mauvaise foi.

                                                                                             Edouard FERREIRA

JaurÚs : la laïcité avant tout

Je ne sais pas si le terme de « prophĂšte Â» peut s’appliquer Ă  Jean JaurĂšs, lui qui combat toute forme d’intrusion religieuse qu’il juge incompatible avec les fondements de la RĂ©publique. Mais on est frappĂ©, en lisant ses articles et ses discours consacrĂ©s Ă  l’Ă©ducation, par le caractĂšre novateur de ses propositions, par la modernitĂ© de ses rĂ©quisitoires dont notre sociĂ©tĂ©, particuliĂšrement Ă©branlĂ©e dans le domaine de la laĂŻcitĂ©, pourrait aujourd’hui tirer de magistrales leçons.

RĂ©pondant aux critiques dont il fut l’objet Ă  la suite de la communion de sa fille, JaurĂšs publie, en 1901, un article intitulĂ© « mes raisons Â» dans lequel – bien avant les conventions officielles qui dĂ©finissent les droits de l’enfant – il Ă©tablit un vĂ©ritable programme de ces droits, fondĂ© essentiellement sur le dĂ©veloppement – prĂ©coce – de l’esprit critique et de la libertĂ© de pensĂ©e qui doivent ĂȘtre les objectifs essentiels de toute Ă©ducation.

Dans la ligne Ă©thique de cet article, et un an avant la loi de sĂ©paration, dans un discours qu’il prononce le 30 juillet 1904 Ă  l’Ă©cole laĂŻque de Castres, JaurĂšs affirme, la nĂ©cessitĂ© irrĂ©ductible de la laĂŻcitĂ©, seule garant de toutes les libertĂ©s, refusant toute forme de pouvoir idĂ©ologique ou religieux, mais garantissant toutes les libertĂ©s privĂ©es de croyances et de pratiques. Selon JaurĂšs, la laĂŻcitĂ© apparaĂźt comme le fondement mĂȘme de l’Ă©galitĂ© entre tous les hommes, ne leur reconnaissant comme qualitĂ© commune que la qualitĂ© d’humanitĂ©. C’est sur les champs de bataille des nations en guerre que s’illustre tragiquement cette Ă©galitĂ© : «Et quand sonne le tocsin de la patrie en danger, la dĂ©mocratie envoie tous ses fils, tous ses citoyens, affronter sur les champs de bataille le mĂȘme pĂ©ril Â»

Les droits de l’enfant : la raison souveraine

Il est un droit primordial dont doit bĂ©nĂ©ficier l’enfant, c’est le droit Ă  l’Ă©ducation. Ce qui implique naturellement la nĂ©cessitĂ© d’une Ă©cole rĂ©publicaine laĂŻque oĂč l’enfant sera soustrait Ă  toutes les influences individuelles de la famille ou du milieu. Mais JaurĂšs ne prĂ©conise pas pour autant une rupture de l’enfant avec son univers personnel. Il s’agit de former son esprit critique, de lui apprendre Ă  mettre la raison en Ɠuvre afin d’acquĂ©rir la libertĂ© de penser qui lui permettra de surmonter l’influence des dogmes : il s’agit vĂ©ritablement – non d’un programme scolaire – mais d’un programme d’Ă©mancipation.

 Â« Le droit de l’enfant n’est pas un droit abstrait, que nous ayons Ă  sauvegarder dans une sociĂ©tĂ© abstraite. C’est un droit vivant, que nous avons Ă  sauvegarder dans la sociĂ©tĂ© vivante et mĂȘlĂ©e d’aujourd’hui.

Aujourd’hui, le droit rĂ©el, vivant, de l’enfant, ce n’est pas d’ĂȘtre tenu, malgrĂ© la volontĂ© du pĂšre ou de la mĂšre, en dehors de telle ou telle croyance ; car comment couper les communications du cƓur de l’enfant au cƓur maternel ? Le droit de l’enfant, c’est d’ĂȘtre mis en Ă©tat, par une Ă©ducation rationnelle et libre, de juger peu Ă  peu toutes les croyances et de dominer toutes les impressions premiĂšres reçues par lui.

Ce ne sont pas seulement les impressions qui lui viennent de la famille, ce sont celles qui lui viennent du milieu social que l’enfant doit apprendre Ă  contrĂŽler et Ă  dominer. Il doit apprendre Ă  dominer mĂȘme l’enseignement qu’il reçoit. Celui-ci doit ĂȘtre donnĂ© toujours dans un esprit de libertĂ© ; il doit ĂȘtre un appel incessant Ă  la rĂ©flexion personnelle, Ă  la raison. Et tout en communiquant aux enfants les rĂ©sultats les mieux vĂ©rifiĂ©s de la recherche humaine, il doit mettre toujours au-dessus des vĂ©ritĂ©s toutes faites la libertĂ© de l’esprit en mouvement.

C’est Ă  cela que l’enfant a droit […] il faut que sa raison soit exercĂ©e Ă  ĂȘtre enfin juge du conflit. C’est parce que seul l’État dĂ©mocratique n’est pas nĂ©cessairement le prisonnier de telle ou telle doctrine, c’est parce que seul il peut Ă©lever au-dessus des partis pris de religion, de race ou de classe, l’idĂ©e de la libertĂ©, la raison toujours active, que je suis convaincu de plus en plus que le monopole d’enseignement de l’État est aujourd’hui la garantie nĂ©cessaire du droit de l’enfant. Â»

Extrait de l’article « Mes raisons Â»
publié en octobre 1901
dans
La Petite RĂ©publique

Suprématie de la laïcité

Dans la lignĂ©e et la cohĂ©rence de ce programme d’Ă©mancipation, JaurĂšs va proclamer la nĂ©cessitĂ© d’une Ă©cole laĂŻque, institution essentielle de la RĂ©publique :

Il se rĂ©fĂšre d’abord aux propos de Gambetta :

« la laĂŻcitĂ© de lâ€˜Ă©ducation Ă©tait, Ă  ses yeux, une nĂ©cessitĂ© nationale, une nĂ©cessitĂ© vitale, la condition mĂȘme du relĂšvement de la patrie et de l’institution de la libertĂ©, l‘ñme, le souffle, la respiration mĂȘme de la RĂ©publique ! Â»

Et il Ă©nonce, sans dĂ©tour, ses convictions farouches qui lui vaudraient sans doute aujourd’hui le reproche de laĂŻcard de la part de tous ceux qui cĂšdent Ă  des compromis Ă©quivoques :

« C’est pourquoi lâ€˜Ă©ducation de tous par la libertĂ© rĂ©publicaine doit ĂȘtre soutenue de lâ€˜Ă©ducation de tous par l’École et par l’École de la Nation et de la Raison, par l’École civile et LaĂŻque. Â»

Dans un long discours, prononcĂ© Ă  l’Ă©cole publique de Castres, il va Ă©tablir le lien entre dĂ©mocratie et laĂŻcitĂ©, exprimant des exigences dont la nĂ©cessitĂ© semble s’ĂȘtre perdue.

Démocratie et laïcité sont deux termes identiques.

Qu’est-ce que la DĂ©mocratie ? “La dĂ©mocratie n’est autre chose que lâ€˜Ă©galitĂ© des droits”.

Or il n’y a pas Ă©galitĂ© des droits si l’attachement de tel ou tel citoyen Ă  telle ou telle croyance, Ă  telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilĂšge ou une cause de disgrĂące […]

J’ai le droit de dire que la dĂ©mocratie est fonciĂšrement LaĂŻque, LaĂŻque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son Ă©conomie. Ou plutĂŽt, j’ai le droit de rĂ©pĂ©ter que dĂ©mocratie et laĂŻcitĂ© sont identiques […]

Par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit la dĂ©mocratie renoncerait-elle Ă  faire pĂ©nĂ©trer la laĂŻcitĂ© dans lâ€˜Ă©ducation, c’est-Ă -dire dans l’institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres et en qui les autres prennent conscience d’elles-mĂȘmes et de leurs principes

C’est sur des bases LaĂŻques que la dĂ©mocratie doit constituer lâ€˜Ă©ducation.

La dĂ©mocratie a le devoir dâ€˜Ă©duquer l’enfance, et l’enfance a le droit d‘ĂȘtre Ă©duquĂ©e selon les principes mĂȘmes qui assureront plus tard la libertĂ© de l’homme. Il n’appartient Ă  personne, ou particulier, ou famille, ou congrĂ©gation de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant. Comment l’enfant pourra-t-il ĂȘtre prĂ©parĂ© Ă  exercer sans crainte les droits que la dĂ©mocratie LaĂŻque reconnaĂźt Ă  l’homme si lui-mĂȘme n’a pas Ă©tĂ© admis Ă  exercer, sous forme LaĂŻque, le droit essentiel que lui reconnaĂźt la loi, le droit Ă  lâ€˜Ă©ducation ? […] C’est sur des bases LaĂŻques que la dĂ©mocratie doit constituer lâ€˜Ă©ducation.

La dĂ©mocratie a le devoir dâ€˜Ă©duquer l’enfance, et l’enfance a le droit d‘ĂȘtre Ă©duquĂ©e selon les principes mĂȘmes qui assureront plus tard la libertĂ© de l’homme. Il n’appartient Ă  personne, ou particulier, ou famille, ou congrĂ©gation de s’interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l’enfant

Qui dit obligation, qui dit loi, dit nĂ©cessairement laĂŻcitĂ©. […] le moine, ou le prĂȘtre […] ne peuvent, dans l’accomplissement du devoir social dâ€˜Ă©ducation, se substituer aux dĂ©lĂ©guĂ©s civils de la nation, reprĂ©sentants de la dĂ©mocratie LaĂŻque.

VoilĂ  pourquoi, dĂšs 1871, le parti rĂ©publicain demandait indivisiblement la RĂ©publique et la laĂŻcitĂ© de lâ€˜Ă©ducation. VoilĂ  pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul ou forte somnolence de la RĂ©publique a Ă©tĂ© une diminution ou une langueur de la laĂŻcitĂ©, et tout progrĂšs, tout rĂ©veil de la RĂ©publique, un progrĂšs et un rĂ©veil de la laĂŻcitĂ©.

Je suis convaincu qu‘à la longue, aprĂšs bien des rĂ©sistances et des anathĂšmes, cette laĂŻcitĂ© complĂšte, lĂ©gale, de tout l’enseignement, sera acceptĂ©e par tous les citoyens comme ont Ă©tĂ© enfin acceptĂ©es par eux, aprĂšs des rĂ©sistances et des anathĂšmes dont le souvenir mĂȘme s’est presque perdu, les autres institutions de laĂŻcitĂ© : la laĂŻcitĂ© lĂ©gale de la naissance, de la famille, de la propriĂ©tĂ©, de la patrie, de la souverainetĂ©.

Extrait du discours de Castres
30 juillet 1904

Ces propos prĂ©parent de toute Ă©vidence les dĂ©bats qui ont abouti Ă  la loi de sĂ©paration de 1905. Le discours de JaurĂšs constitue la rĂ©ponse qu’on pourrait opposer Ă  un article du Monde qui a publiĂ©, voilĂ  quelques semaines, l’infĂąme procĂšs des laĂŻcards. A la lecture de ce discours, on mesure combien une grande voix comme celle de JaurĂšs, la profondeur de ses convictions, la pertinence de son argumentation, manquent Ă  une Ă©poque comme la nĂŽtre et pourraient remettre la lumiĂšre (les lumiĂšres ?) dans la grande confusion qui rĂšgne autour de la laĂŻcitĂ©. Et on peut se demander avec amertume pourquoi des vĂ©ritĂ©s si profondes se sont aujourd’hui dissipĂ©es.

Alain Bandiéra

Vie fédérale

USEP : 5 tonnes de denrées et 6000 repas solidaires !

SevrĂ© de rencontres sportives Ă  organiser si ce n’est en « virtuel Â» et soucieux de poursuivre son action en accompagnant les associations d’écoles, en outillant les enseignants et en permettant aux enfants de maintenir une activitĂ© physique, le ComitĂ© USEP 63 s’inspirant d’une action menĂ©e en Haute-Garonne a pris contact avec les Restos du CƓur du dĂ©partement en fin d’annĂ©e 2020, pour mettre en place une « course solidaire Â» dont le principe essentiel Ă©tait de « courir pour les autres Â».

Ainsi, sur la pĂ©riode situĂ©e entre les vacances de NoĂ«l et les vacances de printemps, dans le respect du protocole sanitaire en vigueur, le CD USEP63 a proposĂ© aux Ă©coles et classes volontaires de participer Ă  un dĂ©fi collectif dont les objectifs Ă©taient les suivants :

  • Faire vivre les valeurs de l’USEP : le partage, la mixitĂ©, la solidaritĂ©,
  • Permettre aux Ă©lĂšves de s’engager dans une dĂ©marche citoyenne et caritative,
  • Vivre ensemble une pratique physique adaptĂ©e aux possibilitĂ©s de chacun-e,
  • Favoriser la tenue des rĂŽles sociaux lors de la rencontre,
  • Amener les Ă©lĂšves Ă  s’organiser au sein d’une Ă©quipe pour courir dans un but commun,
  • CrĂ©er du lien entre les Ă©coles et les classes,
  • Contribuer Ă  la mise en place des parcours Ă©ducatifs de l’enseignement moral et civique.

Pour cela, le principe de l’action Ă©tait relativement simple : travailler la course longue dans les classes pour participer au « dĂ©fi sportif Â» qui consistait Ă  remporter des points pour sa classe en rĂ©alisant un contrat distance par niveau dans un temps limite allant de 6 minutes pour les PS Ă  16 minutes pour les CM. A l’issue de ce dĂ©fi sportif, il s’agissait ensuite de participer au « dĂ©fi solidaritĂ© Â» et donc Ă  une grande collecte solidaire au profit des Restos du cƓur, en convertissant les points remportĂ©s lors de la course en kilos de produits non pĂ©rissables.

Pour une 1Ăšre Ă©dition montĂ©e dans l’urgence, on peut dire que cette opĂ©ration a rencontrĂ© un vĂ©ritable succĂšs puisque ce ne sont pas moins de 19 Ă©coles, 110 classes et plus de 2500 Ă©lĂšves qui se sont mobilisĂ©s pour collecter 5 tonnes de denrĂ©es alimentaires soit 6000 repas pour les plus dĂ©munis, soit un rĂ©sultat qui a dĂ©passĂ© les attentes initiales des deux structures partenaires.

Mais au-delĂ  de ces chiffres, nous retenons les propos du PrĂ©sident des Restos du cƓur 63 qui a pu constater Ă  travers les interventions des diffĂ©rents centres dans les classes, que « tous ces Ă©coliers se sont appropriĂ© ce projet et que les valeurs d’engagement, d’entraide, de solidaritĂ© qui sont chĂšres aux Restos, sont souvent bien prĂ©sentes chez ce jeune public Â».

Bien Ă©videmment et d’un commun accord entre les Restos et l’USEP63, cette opĂ©ration connaitra une 2Ăšme Ă©dition en 2021/2022 et devrait ĂȘtre l’objet d’une convention entre les 2 associations pour pĂ©renniser cette action tant que, malheureusement, les besoins existeront.

Assemblée Générale, le 24 septembre

Cette annĂ©e, compte-tenu des conditions sanitaires, l’AssemblĂ©e GĂ©nĂ©rale de notre fĂ©dĂ©ration, Ligue de l’enseignement du Puy-de-DĂŽme, est reportĂ©e au 24 septembre.

L’association thĂ©Ăątrale « CostiĂšres et Trapillons », que nous remercions par avance, nous accueillera Ă  Chauriat pour l’occasion.

Cette rencontre constitue un moment statutaire important de notre mouvement. Elle permet de rendre compte des activités réalisées sur 2020, de voter le renouvellement des administrateurs, de fixer les cotisations de la saison suivante, de valider la partie financiÚre et enfin de présenter nos projets et grandes orientations.

ÉvĂ©nement convivial et constructif, c’est un moment privilĂ©giĂ© de rencontre inter associative et une action de communication pour la FĂ©dĂ©ration auprĂšs de ses interlocuteurs (associations affiliĂ©es, Ă©lus, partenaires…).

DOSSIER

L’Ă©ducation des femmes : « au bac citoyennes ! »

D’aprĂšs une production de Françoise Pottier-Bechet « Les femmes et le bac »
SynthĂšse rĂ©alisĂ©e par Alain BandiĂ©ra (avec l’accord de l’auteur)

Lorsqu’on assiste au spectacle Ă©mouvant de toutes ces jeunes filles pleurant de joie Ă  l’annonce de leur succĂšs au baccalaurĂ©at, on n’imagine pas que le diplĂŽme de bacheliĂšre leur a Ă©tĂ© longtemps refusĂ© et qu’elles ont Ă©tĂ© exclues de toutes les rĂ©formes scolaires qui ont marquĂ© la fin du 19Ăš siĂšcle, voire le dĂ©but du 20Ăš. C’est ainsi qu’il faut attendre 53 ans aprĂšs la crĂ©ation du bac en 1808 pour qu’un ministre de l’Ă©ducation accepte de signer le diplĂŽme de la premiĂšre BacheliĂšre, Marie DaubiĂ©. En 1892, on ne compte que 12 bacheliĂšres, et il faut attendre 1945 pour que les laurĂ©ates cessent d’ĂȘtre l’objet d’un mĂ©pris qui s’exprime sous la forme de quolibets et de moqueries.

Françoise Pottier-BĂ©chet a rĂ©alisĂ©, pour une association fĂ©ministe, un travail remarquable de prĂ©cision, et trĂšs largement documentĂ©, sur une Ă©tude comparĂ©e entre l’histoire du bac et l’histoire des femmes. La comparaison apparaĂźt particuliĂšrement pertinente. D’une part l’histoire du bac, de ses nombreuses rĂ©formes pĂ©dagogiques ou structurelles, nous rappelle Ă  quel point l’Ă©ducation est tributaire des idĂ©ologies, des courants de pensĂ©e et des rĂ©gimes politiques. On sait bien, aujourd’hui encore, qu’une conception de l’Ă©cole comme celle de Jean JaurĂšs diffĂšre trĂšs largement des objectifs d’un RenĂ© Haby ; si le combat des femmes n’est plus tout Ă  fait d’actualitĂ© – dans notre pays en tout cas – subsiste l’alternance – ou le conflit – entre une conception dĂ©mocratique de l’Ă©cole et la promotion de la justice sociale, et une conception Ă©litiste destinĂ©e Ă  former les acteurs de l’ordre et de l’autoritĂ©.

Enfin, l’histoire des femmes mise en parallĂšle avec les grandes Ă©tapes de l’histoire du baccalaurĂ©at montre combien leur Ă©mancipation est Ă©troitement liĂ©e Ă  leur accĂšs Ă  l’Ă©ducation.

Aussi est-ce tout Ă  fait intĂ©ressant de constater que Françoise Pottier-BĂ©chet, passionnĂ©e et fĂ©rue d’histoire, ex-professeur en la matiĂšre, place son exposĂ© sous les signes de la sĂ©mantique et de la philologie ; tant les phĂ©nomĂšnes de langue sont rĂ©vĂ©lateurs des Ă©vĂ©nements et des mentalitĂ©s.

Ainsi le mot «Éducation» du verbe Ă©duquer, est issu du latin « exducere Â» qui signifie faire sortir de soi, dĂ©velopper, Ă©panouir ; signifie encore, et plus couramment, sortir de l’ignorance.

Le terme d’Ă©mancipation, du latin « mancipium Â» signifiant « la propriĂ©tĂ© Â» dĂ©signe l’action de s’affranchir d’une autoritĂ©. Si, Ă  l’origine on cherche Ă  s’affranchir d’un seigneur, au XIXĂšme siĂšcle le terme s’applique aux femmes qui cherchent Ă  obtenir une libertĂ© Ă©gale Ă  celle des hommes et Ă  « s’affranchir Â» du joug masculin.

Enfin, le mot baccalaurĂ©at est plus ancien que le diplĂŽme auquel il a donnĂ© son nom. Le terme vient du Moyen Age et selon Roland BĂ©dier aux XI et XIIĂšmes siĂšcles, le « baccalarius Â» est un jeune gentilhomme pauvre aspirant Ă  devenir chevalier.

Au XIVĂšme siĂšcle, on insiste sur le terme « laureare Â» qui signifie « couvert de lauriers Â» Ă  la maniĂšre des reprĂ©sentations du cĂ©lĂšbre Dante (1265-1321), du poĂšte Boccace (1313-1375) ou de l’érudit florentin PĂ©trarque (1304-1374).

Le terme de bachelier prendra son sens actuel sous Napoléon Ier.

On le voit, l’histoire des femmes tĂ©moigne tout simplement d’une aspiration tenace Ă  toutes les formes de libertĂ© dont l’outil privilĂ©giĂ© reste l’Ă©ducation, et par consĂ©quent l’Ă©cole « de la maternelle Ă  l’universitĂ© Â» dont elles vont finir par occuper les rangs.

Pendant toute une partie du XIX et du dĂ©but du XX Ăšme siĂšcle il correspond aussi Ă  une division sexuĂ©e de la sociĂ©tĂ© : les hommes au travail et les femmes au foyer.

Il n’eĂ»t sans doute pas dĂ©plu Ă  NapolĂ©on que ce combat des femmes Ă  l’assaut du bac, dont nous allons Ă©voquer les grandes lignes, soit assimilĂ© Ă  une vĂ©ritable conquĂȘte militaire, Ă  un siĂšge qui leur permettront de forcer enfin les remparts masculins de l’Ă©ducation. D’ailleurs, la premiĂšre laurĂ©ate Ă  ceindre les lauriers du bac se fera appeler du prĂ©nom symbolique de Victoire.

Le texte de Françoise Pottier-BĂ©chet Ă©tant particuliĂšrement dense et riche, nous nous sommes livrĂ©s Ă  quelques simplifications sans trahir l’esprit de sa production.

Une histoire simplifiée du bac

Le bac, premier grade universitaire, est donc instituĂ© par dĂ©cret du 17 mars 1808 ; NapolĂ©on avait crĂ©Ă© l’universitĂ© en 1806, mais elle ne sera vraiment organisĂ©e et prĂȘte Ă  fonctionner que deux ans plus tard le 17 mars 1808. A la demande de l’Empereur, qui souhaitait la crĂ©ation de diplĂŽmes universitaires, le chimiste François Fourcroy (1755-1809), un « technocrate Â» proche de Condorcet, prĂ©conisa le baccalaurĂ©at, la licence et le doctorat ; il prĂ©cisa aussi les 5 grandes spĂ©cialitĂ©s universitaires, soit les lettres, les sciences, le droit, la mĂ©decine et la thĂ©ologie. Dans l’esprit de l’Empereur et de ses conseillers, enseignement secondaire et supĂ©rieur sont liĂ©s, le bac est un grade d’État qui sanctionne les Ă©tudes secondaires et permet l’accĂšs au supĂ©rieur. Il correspond aux nombreux projets et rĂ©formes depuis le consulat destinĂ©s Ă  rĂ©tablir l’ordre public et donner force Ă  l’État. Comme le Code Civil, c’est un acte qui se veut la construction d’un nouvel ordre social pour avoir des administrateurs compĂ©tents et refonder la sociĂ©tĂ©.

Victor Duruy, ministre de l’Instruction publique

En raison du manque de candidats, le bac est facile 100% : de reçus et jusqu’en 1830 (date oĂč il se passera dĂ©sormais Ă  l’écrit) 90 Ă  95 % pour 666 candidat en 1809 ! Le Bac Ă©tait alors un grand oral de 45 minutes.

En 1840, on introduit les mentions, les enseignements se transforment surtout en sciences.

Au terme de nombreuses réformes, Victor Duruy tracera les grandes lignes qui conduiront progressivement au bac actuel et à ses nombreuses options, à sa trÚs grande diversité des filiÚres.

A titre d’exemples, en 1995, les sĂ©ries S, L et ES (sĂ©ries dites « gĂ©nĂ©rales Â» oĂč les filles sont nombreuses) ont une trĂšs grande diversification des filiĂšres ; si nous connaissons par exemple les sĂ©ries LVA ou langues vivantes approfondies, nous ne connaissons pas ou mal les 6 filiĂšres de la sĂ©rie LA ou Lettres arts (cirque, arts plastiques, CAV, danse, histoire de l’art, musique, thĂ©Ăątre).

Il y aurait aujourd’hui 48 formules de bac – sans compter les bacs pro. On comprend dĂšs lors la complexitĂ© des classes de bac dans les lycĂ©es et dans les emplois du temps, la nĂ©cessitĂ© d’internats et, surtout, le coĂ»t du bac (sur lequel le MinistĂšre et certains mĂ©dias ne sont pas d’accord).

Quant au taux de rĂ©ussite – autre sujet de polĂ©mique – on est presque aux vƓux de JP ChevĂšnement qui souhaitait 80% d’une classe d’ñge. avec 78,9% d’une gĂ©nĂ©ration. Et selon les sĂ©ries en 2017 : ES 89%, L 90,6%, S 91,8%, Techno 90,5% et Pro 81,5%.

En 2017 et selon les sĂ©ries, les rĂ©sultats dĂ©passent largement les 80 %, les performances des filles n’ayant rien Ă  envier Ă  celles des garçons : elles sont souvent diffĂ©remment rĂ©parties.

Aujourd’hui, l’actuel ministre de l’Éducation nationale prĂ©pare une rĂ©forme nouvelle du bac. La formule envisagĂ©e sera nĂ©cessairement trĂšs diffĂ©rente de toutes les formes jusque-lĂ  expĂ©rimentĂ©es. PiĂšce maĂźtresse de l’examen, le grand oral est signalĂ© par la presse comme « une rĂ©volution Â» ; selon le ministre, cette rĂ©forme s’inscrit dans des enjeux de sociĂ©tĂ© importants. « Il doit valoriser notre capacitĂ© collective Ă  argumenter, Ă©couter, aimer un point de vue diffĂ©rent du nĂŽtre. Â»

Et, plus prosaïquement, mieux préparer les élÚves aux exigences du monde professionnel et du supérieur. Mise en place en juin prochain, le grand oral modifie déjà les pratiques de lycées.

Et les femmes n’en sont pas exclues, comme elles l’ont Ă©tĂ© pendant des dĂ©cennies, des politiques d’Ă©ducation.

La place des femmes

Pendant plusieurs siĂšcles, une conception sexiste – autant que simpliste – rĂ©duit les femmes – et cela depuis l’origine de l’humanitĂ© – au rĂŽle prĂ©pondĂ©rant de la femme au foyer : vĂ©ritable mĂ©taphore qui nous renvoie Ă  des mƓurs quasiment tribales. Elles sont sous le joug d’un chef « paterfamilias Â», seigneur ou mari. Les juristes, les penseurs approuvent cela, dans l’antiquitĂ© « leur faiblesse d’esprit lĂ©gitime leur incapacitĂ© juridique» ; et les docteurs de l’église comme Saint Thomas d’Aquin la juge « incapable de tenir une position juridique Â» Jules Ferry lui-mĂȘme, pourtant partisan de « l’Ă©cole de filles Â» cantonnait les femmes Ă  leur mission domestique, et mĂȘme patriotique en fonction des tourmentes de l’histoire.

Nous l’avons vu dans notre prĂ©cĂ©dent dossier (« bien d’autres femmes Â»), le despotisme masculin n’a pas empĂȘchĂ© l’Ă©mancipation de quelques grandes femmes d’exception, et l’existence timide d’une Ă©ducation fĂ©minine qui n’a cessĂ© de se dĂ©velopper de la Renaissance au siĂšcle des lumiĂšres. Ces femmes sont la proie de moqueries de la part d’hommes illustres dont on eĂ»t attendu davantage d’ouverture d’esprit François Villon, prĂ©fĂ©rant les « dames du temps jadis Â» qui ne lui portaient pas ombrage, parlait de jeune « bachelette Â» comme d’une Ă©pouse modĂšle, MoliĂšre se moquait des « femmes savantes Â» ou des « prĂ©cieuses ridicules Â», Voltaire (1594-1778) fit d’Eve la premiĂšre bacheliĂšre en tant que « femme couverte de lauriers Â» car « elle tĂąta l’arbre de la science avant son mari Â» !

Olympe de Gouge, femme de lettre

Ces femmes « exceptionnellement savantes Â» ne reculaient pourtant devant aucune innovation. Nous avons dĂ©jĂ  rendu hommage Ă  la clermontoise, AngĂ©lique Marguerite Le Boursier Du Coudray (1712-1794), la premiĂšre sage-femme Ă  enseigner l’art de l’accouchement. Quant Ă  Olympe de Gouge, bourgeoise aisĂ©e de Montauban, montĂ©e Ă  Paris, de mƓurs libres, elle Ă©tait favorable Ă  l’affranchissement des esclaves noirs et Ă  la recherche de paternitĂ© pour les enfants nĂ©s hors mariage. Femme de lettres elle eut l’audace de publier une dĂ©claration des droits de la femme et de la citoyenne Â».

HĂ©loĂŻse (1082-1164), l’abbesse du Paraclet, fait figure de fĂ©ministe. Si l’on connait de façon plus ou moins lĂ©gendaire les amours de cette jeune fille avec AbĂ©lard, on a une interprĂ©tation trĂšs actuelle du personnage dont on ne se contente pas de faire une femme fatale d’une rare beautĂ© mais aussi une intellectuelle de haut niveau, un chantre de l’amour libre et une femme d’affaires en tant qu’abbesse.

MalgrĂ© ces exceptions, les hommes restent aux commandes et au moment oĂč on instaure le bac et l’universitĂ©, il n’est question des filles ni pour le diplĂŽmes, ni pour les Ă©tudes universitaires. Par ces crĂ©ations l’Empereur veut former les Ă©lites indispensables au fonctionnement du pays, donc des hommes.

Les premiers progrĂšs

Le siĂšcle des lumiĂšres (fin XVIIIĂšme siĂšcle) et son influence

Condorcet (1743-1794) est connu pour ses rĂ©flexion sur le droit et la peine de mort et sa passion pour l’éducation. Dans sa ThĂ©orie de l’égalitĂ© des sexes, il Ă©crivait : « songez, messieurs qu’il s’agit des droits de la moitiĂ© du genre humain Â».

Sous l’influence des philosophes et de encyclopĂ©distes, au XVIIIĂšme siĂšcle les salons fĂ©minins se multiplient en France (Mme de Pompadour, Mme du Tencin, Mme de StaĂ«l) ils permettent aux femmes « Ă©clairĂ©es Â», c’est-Ă -dire instruites, de jouer un rĂŽle culturel, social voire politique et sont d’ailleurs plus admirĂ©s Ă  l’étranger qu’en France mĂȘme.

Les hommes y sont admis et les hĂŽtesses brillent par leur fortune et par leurs relations dans le monde des arts et des lettres. Les historiens contemporains considĂšrent les salons comme un lieu d’Ă©mergence des idĂ©es rĂ©volutionnaires, mĂȘme si on n’accorde pas Ă  ces femmes de crĂ©dit politique.

Le tournant du XIXĂšme siĂšcle

Cependant, l’instruction mĂȘme minime ne touche qu’une infime partie des femmes, Ă  la fin du XVIIĂšme siĂšcle : seules 14% savent signer leur nom et 27% Ă  la fin du XVIIIĂšme !

La famille Bonaparte fait instruire ses garçons et ses filles, mais le jeune et ambitieux gĂ©nĂ©ral Bonaparte confie l’instruction de sa fille Caroline Ă  « l’institution nationale Saint germain Â», une maison d’éducation montĂ©e pour les fillettes des dignitaires du directoire et du consulat.La « maison « Ă©tait tenue par Mme Campan (1752-1822) ancienne lectrice des filles de Louis XVI. Elle officia pendant une dizaine d’annĂ©es pour Ă©lever les jeunes filles en demoiselles « distinguĂ©es : danse, peinture, lectures mais aussi rudiments de sciences et langues vivantes elle parlait elle-mĂȘme couramment anglais et espagnol et avait des notions d’italien.

Quant Ă  la maison d’éducation que fut « l’institution des demoiselles de la lĂ©gion d’honneur Â», crĂ©Ă©e par NapolĂ©on en dĂ©cembre 1805, elle ne fut jamais supprimĂ©e. Elle Ă©tait destinĂ©e aux jeunes filles de 7 Ă  21 ans, pauvres ou orphelines dont les parents Ă©taient porteurs de la LĂ©gion d’honneur, elle faisait suite Ă  la Maison royale Saint Louis ouverte par Mme de Maintenon.

Ouverts par NapolĂ©on en 1802, les lycĂ©es – peu nombreux – restent fermĂ©s aux femmes ; ils correspondent Ă  une vision sexuĂ©e de la sociĂ©tĂ© pendant toute une partie du XIXĂšme siĂšcle et au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle.

Les Ă©coles protestantes ont leurs Ă©coles pour filles, et Jules Ferry s’inspirera de leurs programmes pour Ă©laborer ses rĂ©formes scolaires.

Quelques avancées

L’ouverture de l’enseignement primaire aux filles par la loi Falloux de 1850 qui institue une Ă©cole primaire filles par dĂ©partement, et surtout les lois Ferry sur l’école laĂŻque, gratuite et obligatoire de 1882, ouvriront largement la possibilitĂ© d’études pour les filles ne serait-ce que par la voie de l’enseignement « primaire supĂ©rieur Â».

Camille SĂ©e,
député de la Seine

L’accĂšs des femmes Ă  l’enseignement secondaire est dĂ» aussi Ă  l’obstination de Camille SĂ©e (1847-1919) qui crĂ©a la possibilitĂ© de l’enseignement secondaire avec les collĂšges et lycĂ©es publics pour jeunes filles en 1880 ; il ira mĂȘme plus loin en crĂ©ant l’École Normale SupĂ©rieure de SĂšvres le 29 juillet 1881 dont la premiĂšre directrice sera la veuve de Jules Favre ; elle voulait former laĂŻquement les femmes professeurs. En dĂ©pit de l’action de Camille SĂ©e, l’accĂšs au bac reste difficile, on lui prĂ©fĂšre le CES (certificat d’études secondaires avec une Ă©preuve de gymnastique et de couture et sans latin et grec). Pourtant des lycĂ©es pour jeunes filles s’ouvrent, ils resteront payants jusqu’en 1933 : le premier Ă  Montpellier dĂšs 1882 ; en 1893 il y en aura 13, le lycĂ©e Jeanne d’Arc de Clermont date de 1899.La proportion des filles passant le bac est trĂšs infĂ©rieure Ă  celle des garçons en 1930 il n’y aura encore que 3 garçons pour 1 fille. Le concours gĂ©nĂ©ral leur est ouvert en 1919 mais il faut attendre 1930 pour que la premiĂšre femme y soit laurĂ©ate : c’est Jacqueline David que l’on connaĂźt sous son nom de femme Jacqueline de Romilly.

La mixitĂ© obligatoire dans les lycĂ©es se fera dans la foulĂ©e de 1968, par une loi de 1975. De nos jours on peut dire que la mixitĂ© existe dans les baccalaurĂ©ats gĂ©nĂ©raux oĂč les filles plus sĂ©rieuses rĂ©ussissent mieux que les garçons : 90% contre 86%.

1893 État de la situation des Ă©coles de filles dans l’arrondissement de Clermont-Ferrand par l’inspection acadĂ©mique. La propagation de l’instruction primaire dans nos campagnes sera un des plus puissants moyens de moralisation et de bien-ĂȘtre. C’est surtout par l’éducation de la femme qu’on fera naĂźtre et qu’on dĂ©veloppera avec le sentiment religieux dans les familles (on est avant la loi de 1905 de sĂ©paration de l’Église et de l’État) et en sociĂ©tĂ© ces habitudes d’ordre, de travail et d’économie en assurent le bonheur et la prospĂ©ritĂ© Â».

Les pionniĂšres

Les premiĂšres bacheliĂšres obtiennent pourtant leur diplĂŽme sous le Second Empire. Les « fĂ©ministes Â» s’entĂȘtent et en 1892 il y aura 12 bacheliĂšres. Il faudra toutefois attendre 1924 pour que les programmes du bac soient identiques pour les garçons et les filles Ă  l’initiative du ministre LĂ©on BĂ©rard.

Le bac est un des facteurs de l’émancipation fĂ©minine ; beaucoup de jeunes femmes au dĂ©but du XXe siĂšcle entreront dans l’enseignement surtout primaire, dans le secondaire le mouvement sera plus tardif ; les femmes comme les hommes qui ne sont pas agrĂ©gĂ©s doivent suivre tout un parcours aprĂšs la licence de rĂ©pĂ©titeur Ă  professeur.

Victoire enfin

Le XIXe siĂšcle comme les autres siĂšcles n’est pas indulgent avec les femmes. Jules Ferry dans son traitĂ© de l’éducation de 1870 refusait le principe d’Ă©galitĂ© et « rĂ©servait Â» la femme Ă  l’Ă©ducation des enfants.

Un chansonnier Ă  la mode Paul Delvaux (1825-1867) dans son dictionnaire de la langue verte se moque ouvertement de la bacheliĂšre et une chanson populaire de Paul Burani trace, dans « Mamzell’ Flora Â», un portrait particuliĂšrement trivial et particuliĂšrement salace de la bacheliĂšre.

La premiĂšre femme bacheliĂšre fut une lyonnaise Marie DaubiĂ© le 16 aoĂ»t 1861, une institutrice de 36 ans (voir dossier prĂ©cĂ©dent). Le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy, qui ouvrira pourtant en 1867 l’enseignement primaire aux filles et le premier lycĂ©e fĂ©minin dĂšs 1863 refusera alors de signer le diplĂŽme ne voulant pas se ridiculiser. Il fallut l’intervention de l’impĂ©ratrice EugĂ©nie en personne pour qu’il cĂšde. Gagnant aussi les rangs de l’universitĂ© et avec une licence en Sorbonne obtenue en 1891 Victoire DaubiĂ© devint journaliste internationale.

A l’universitĂ© : une ascension difficile

Les pionniĂšres dont l’exemple et les femmes bacheliĂšres deviendront de plus en plus nombreuses. Mais elles ne se contentent pas de ce seul diplĂŽme et rĂ©ussissent Ă  conquĂ©rir aussi l’universitĂ©. Les dĂ©buts de cette nouvelle promotion sont difficiles car les hommes renoncent difficilement Ă  leur suprĂ©matie.

 Â« L’étudiante Â» est une figure nouvelle et contestĂ©e sous la IIIĂšme RĂ©publique. AprĂšs la difficile obtention du Bac sous le Second Empire, quelques rares universitĂ©s s’ouvrent aux femmes en province comme Ă  Lyon dĂšs 1863 ; Paris fait de la « rĂ©sistance Â» et la Sorbonne ne s’ouvre aux filles qu’en 1866. Emma Chenu, la deuxiĂšme femme bacheliĂšre n’y entre en 1867 ! Il faut attendre 1879 pour une premiĂšre inscription en lettres sans conditions, 1894 en droit et 1893 en pharmacie. Le nombre des jeunes filles est si faible qu’elles ne sont mentionnĂ©es dans les statistiques de l’Instruction publique qu’aprĂšs 1890 soit 3% des Ă©tudiants en 1900, 12% en 1910, 28% en 1935. Parmi elles, beaucoup d’Ă©trangĂšres, surtout des Juives chassĂ©es par les progroms d’Europe centrale.

Les raisons de cet ostracisme sont nombreuses, mais liĂ©es principalement Ă  la misogynie ambiante. On dit d’abord « Ă©tudiante-fille Â» car Ă  l’époque l’étudiante est la « grisette Â» qui couche avec un Ă©tudiant ! On dit aussi avec un aspect pĂ©joratif « l’intellectuelle bas bleu Â», pire « la cerveline Â» parce qu’elle veut comparer son cerveau Ă  celui de l’homme. On les accuse d’érotisme pernicieux parce qu’elles se parfument, de chercher un mari, on leur conseille des tenues prudes, Un huissier leur ferme la porte si elles n’ont pas une autorisation du ministĂšre qui leur est accordĂ©e Ă  condition d’avoir un chaperon mĂšre ou mari, c’est les cas de la premiĂšre Ă©tudiante en droit Mlle Bilbescu. Elles subissent des brimades : jets divers dans l’amphi, ou refus du professeur de travailler en leur prĂ©sence.

Marguerite Victoire Tinayre, institutrice et auteure

L’obstination des femmes cependant l’emporte sur les prĂ©jugĂ©s et les obstacles. Les progrĂšs de la scolarisation leur permettent de trouver leur place dans les structures qu’on voudrait leur interdire, la recherche ou l’universitĂ©. Elles accĂšdent peu Ă  peu Ă  un rĂŽle politique et dĂšs le siĂšge de Paris en 1870-71 Les femmes sont consultĂ©es. Victoire DaubiĂ© et Emma Chenu siĂšgent toutes deux dans une commission sur l’enseignement prĂ©sidĂ©e par le savant Arago et Jules Ferry, elles remettront un rapport qui influencera surtout l’enseignement primaire.

La contribution des femmes Ă  la Commune est notoirement reconnue ; elles sont militantes, rĂ©volutionnaires, mais aussi victimes des reprĂ©sailles et des exĂ©cutions sommaires. Moins connue que Louise Michel mais titulaire comme elle du « brevet de capacitĂ© de maĂźtresse Â», Marguerite Victoire Tinayre est une issoirienne insoumise qui monte Ă  Paris rejoindre l’insurrection.

« Et les fruits passeront la promesse des fleurs »

L’Ă©mancipation des femmes gagne du terrain et beaucoup de jeunes femmes au dĂ©but du XXĂšme siĂšcle entreront dans l’enseignement surtout primaire ; dans le secondaire le mouvement sera plus tardif. Les premiĂšres femmes agrĂ©gĂ©es sont respectivement en 1912 Jeanne Raison en grammaire et en 1913 Marguerite RouviĂšre en sciences physiques et sortent de Normale SupĂ©rieure de SĂšvres.

C’est Ă  partir de 1874 que se pose la question d’employer des femmes dans l’administration des postes, aprĂšs des dĂ©buts timides les emplois se gĂ©nĂ©raliseront Ă  plusieurs niveaux. On a oubliĂ© combien « la carriĂšre dans les postes fut, pour les femmes, un Ă©lĂ©ment important d’Ă©mancipation. Les demoiselles des postes les moins instruites, celles dont on n’exigeait que le certificat d’études, Ă©taient affectĂ©es au tĂ©lĂ©phone ; les plus instruites sortant du secondaire pouvaient devenir contrĂŽleurs ou inspecteurs. Mais, Ă  cĂŽtĂ© du diplĂŽme, on exigeait un certificat de bonnes mƓurs et de moralitĂ© ! Et les noms restent au masculin !

Julie Victoire Daubié, premiÚre bacheliÚre

L’histoire des institutrices est plus connue, elles sont formĂ©es par les Ă©coles normales « vĂ©ritables couvents laĂŻques Â» car il ne fallait plus qu’ Â« elles soient Ă©levĂ©es sur les genoux de l’Église Â».

Alors que de nos jours la profession s’est largement fĂ©minisĂ©e, il ne faut pas nĂ©gliger aussi les entrĂ©es dans la fonction publique par concours. Enfin Ă  l’image de Julie Victoire DaubiĂ©, qui obtient une licence Ăšs Lettres Ă  la Sorbonne en 1891 s’ouvrent d’autres carriĂšres comme le journalisme. Si on se mĂ©fie de la femme instruite, mĂȘme Jean Zay qui a peur d’un surmenage en 1938 pour les jeunes femmes appelĂ©es Ă  travailler tout en s’occupant de leur famille, Ă  partir de 1949 on peut parler de « masculinisation de la jeune fille Â» ; elle est encouragĂ©e Ă  gagner sa vie pour avoir une indĂ©pendance intellectuelle et morale qui deviendra aussi aprĂšs 1965, date oĂč la femme a le droit de travailler sans le consentement de son mari et d’ avoir son compte en banque, le gage d’une indĂ©pendance financiĂšre.

La brĂšche ayant Ă©tĂ© ouverte par les pionniĂšres qu’étaient ces bacheliĂšres qui sachant mieux s’exprimer et prenant une place de plus en plus importante dans la sociĂ©tĂ© pouvaient venir en aide aux femmes de milieu plus modeste et moins instruites. On reste sidĂ©rĂ© tout de mĂȘme d’apprendre que les femmes n’obtiennent le droit de vote qu’en 1944, « les suffragettes Â» ayant pris la relĂšve des pionniĂšres du bac.

Conclusion : aujourd’hui
 (et demain ?)

Madeleine Pelletier

Elles seront nombreuses, ces femmes diplĂŽmĂ©es, Ă  devoir se battre pour ĂȘtre reconnues, et acceptĂ©es dans le monde des hommes. C’est ainsi que Madeleine Pelletier (1874-1939), premiĂšre femme diplĂŽmĂ©e en psychiatrie, se coupe les cheveux et s’habille en homme pour se « fondre dans un service Â».

Reconnaissance

Toutefois l’une d’entre elles fait l’unanimitĂ© Marie Curie (1867-1934), physicienne, chimiste, naturalisĂ©e française par son mariage. Elle est la premiĂšre femme Ă  avoir reçu le prix Nobel en 1903 avec son mari et Becquerel, puis la seule femme Ă  ce jour a en avoir 2, l’autre reçu en 1911. AprĂšs une brillante carriĂšre universitaire, Ă  partir de 1906 aprĂšs la mort de son mari, elle est la premiĂšre femme directrice d’un laboratoire oĂč l’on recrute selon la compĂ©tence et non le sexe, la premiĂšre femme professeur Ă  la Sorbonne oĂč son discours inaugural inquiĂšte les journaux « la femme peut-elle dominer l’homme par sons savoir ? Â». Pendant la premiĂšre guerre mondiale, aprĂšs avoir passĂ© son permis de conduire, elle parcourt le front avec « ses 18 petites curies Â» unitĂ©s radiographiques ! Elle a cet autre privilĂšge de faire partie des rares conductrices.

Consécrations

Simone Veil, qui entre au PanthĂ©on le 1er juillet 2018, rejoint sous la coupole du PanthĂ©on les 4 grandes femmes qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©e : Sophie Berthelot entrĂ©e en 1907, Marie Curie en 1995, Germaine Tillon et GeneviĂšve Antonioz De Gaulle en 2015. Pour vaincre les rĂ©ticences de sa famille, le prĂ©sident de la RĂ©publique dĂ©crĂšte en 2018 : « Madame Veil reposera avec son Ă©poux pour tĂ©moigner de l’immense remerciement du peuple français ! Â»

Quel coup de patte Ă  l’histoire, car la premiĂšre femme qui fut inhumĂ©e dans ce grand temple de la patrie reconnaissante Ă  ses grands hommes avaient Ă©tĂ© Madame Berthelot, non pour ses talents mais pour accompagner son Ă©poux !

D’autres combats

De nos jours, l’Ă©ducation des femmes n’est Ă©videmment plus contestĂ©e ; la paritĂ© garantit leur Ă©galitĂ© avec les hommes dans la vie politique. Toutefois, elles ont d’autres combats Ă  mener pour leur dignitĂ©, et par solidaritĂ© avec les femmes du monde pliant encore sous le joug des hommes et des idĂ©ologies religieuses.

Ces combats sont menĂ©s par d’autres femmes, avec luciditĂ© et conviction : elles sont toujours, Ă  leur maniĂšre, les nouvelles pionniĂšres.

Avec les DDEN

LibertĂ© d’enseignement, enseignement de la libertĂ©. Enseignement Ă  la maison, enseignement maison ?

Anne-Marie Doly, pour l’UD des DDEN 63

La loi « confortant le respect des principes de la RĂ©publique » dite loi sur le sĂ©paratisme, quelle que soit l‘analyse politique que l’on en fasse par ailleurs, soumet avec l’article 21, l’enseignement Ă  la maison Ă  de nouvelles conditions qui vont rendre son choix plus difficile, ce qui a dĂ©clencher de vives rĂ©actions de politiques et de parents s’élevant contre cette atteinte Ă  la libertĂ© d’enseignement. Il faut rappeler que la loi sur l’école publique ne pas fait obligation Ă  la scolarisation mais Ă  l’instruction, ce terme Ă©tant Ă  distinguer de celui d’éducation. L’instruction est dĂ©finie par un programme national de connaissances, rĂ©guliĂšrement rĂ©visĂ© jugĂ©es nĂ©cessaires pour rĂ©pondre Ă  la finalitĂ© de l’école publique qui est d’émanciper tous les enfants. Ces connaissances qui ne sont la propriĂ©tĂ© de personne mais appartiennent Ă  tous et permettent de connaĂźtre le monde pour pouvoir y inscrire la vie humaine et construire la raison, qui est aussi libertĂ© de penser et de juger qu’exige l’exercice de la citoyennetĂ©.

Les parents peuvent donc choisir le mode d’instruction qui leur convient dans une Ă©cole publique, privĂ©e ou Ă  la maison. Ils doivent dans ce dernier cas le dĂ©clarer Ă  la mairie, l’éducation nationale se charge d’en contrĂŽler les conditions et le respect des programmes nationaux. Les examens et concours qui restent nationaux et obligatoires, permettent de remettre tous les Ă©lĂšves devant les mĂȘmes exigences.  

Il se trouve que le nombre d’enfants scolarisĂ©s Ă  la maison a notablement augmentĂ© ces derniĂšres dĂ©cennies et cela, Ă  l’inverse du personnel d’inspection de l’éducation nationale, ce qui rĂ©duit les possibilitĂ©s de contrĂŽle et a permis Ă  des enseignements de type communautariste de se dĂ©velopper, ce qu’avait bien notĂ© l’observatoire de la laĂŻcitĂ©. Et mĂȘme s’ils ne sont pas majoritaires, ce sont eux qui sont visĂ©s par l’article 21. 

Cet article divise les citoyens comme les partis politiques, jusque dans la majoritĂ© puisque le dĂ©putĂ© CĂ©dric Villani l’accuse de « supprimer inutilement un systĂšme qui a fait ses preuves Â». Des associations de familles veulent mĂȘme saisir le Conseil constitutionnel et menacent d’aller jusqu’au Conseil europĂ©en des droits de l’homme.

Ce conflit fait ressurgir la spĂ©cificitĂ© de l’école française et surtout du fondement et du sens que la RĂ©publique a donnĂ© Ă  l’idĂ©e « d’Instruction Publique » nĂ©e au lendemain de la rĂ©volution française avec les rapports de Talleyrand et de Condorcet qui inspireront trĂšs largement les principes de l’école publique laĂŻque de J. Ferry et F. Buisson.

Ce qui fait cette spĂ©cificitĂ© c’est d’abord qu’elle est une Ă©cole rĂ©publicaine, c’est-Ă -dire qu’elle est faite par la RĂ©publique et pour elle. Mais la RĂ©publique, ce n’est pas l’ensemble des individus vivant cĂŽte Ă  cĂŽte dans la sociĂ©tĂ© avec leurs particularitĂ©s et leurs intĂ©rĂȘts, c’est le moyen de l’expression politique du pouvoir des hommes en tant qu’ils sont des citoyens. Ce sont donc les citoyens via leurs reprĂ©sentants, qui la constituent et sont la voix de la volontĂ© gĂ©nĂ©rale qui dĂ©cide de ce qui est d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Et rappelons que ce qui est d’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral c’est ce qui est indispensable pour que tous les hommes vivent dignement, comme des ĂȘtres libres et Ă©gaux selon les principes humanistes qui fondent la RĂ©publique. C’est en ce sens que l’école publique est dite rĂ©publicaine : elle Ă©mane de la volontĂ© des citoyens pour servir l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. C’est en ce sens aussi qu’elle est publique, faite par et pour le peuple des citoyens et ouverte Ă  tous leurs enfants indĂ©pendamment de leurs croyances et opinions pour les prĂ©parer Ă  ĂȘtre des hommes libres et des citoyens sans lesquels la rĂ©publique ne peut vivre. Et c’est pour cela qu’elle est laĂŻque, pour former les jeunes esprits Ă  la raison et Ă  la libertĂ© de conscience et non Ă  des croyances par des savoirs dogmatiques. Ainsi, l’école est laĂŻque pour pouvoir ĂȘtre publique et rĂ©publicaine et servir l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral. Sans Ă©cole publique laĂŻque pas de libertĂ©, pas de citoyens, pas de RĂ©publique.

Or ceux qui s’élĂšvent contre l’article 21 de la loi sur le sĂ©paratisme dĂ©noncent une loi liberticide. L’école publique est une offre d’instruction qui prĂ©pare tous les enfants Ă  la libertĂ©, et certains refusent cette offre au nom de la libertĂ©. Comment comprendre cette contradiction ?

C’est qu’il y a deux confusions qui se croisent : l’une entre Ă©duquer et instruire, l’autre entre libertĂ© d’éduquer et Ă©duquer Ă  la libertĂ©.

Disons tout d’abord que ce n’est pas parce que l’on a la libertĂ© d’éduquer que l’on Ă©duque Ă  la libertĂ©, soit que l’on ne veuille pas ou que l’on ne le puisse pas. Le pĂšre qui a la libertĂ© d’éduquer sa fille Ă  tel enseignement moral ou religieux, ne l’éduque pas forcĂ©ment Ă  ce qui va faire d’elle une femme libre, et il se peut mĂȘme qu’il ne le veuille pas. Peut-ĂȘtre veut-il au contraire lui apprendre un comportement de soumission Ă  des rĂšgles qu’elle n’aura pas choisies, celles d’un mari ou d’une communautĂ©. Autrement dit, cette Ă©ducation peut ĂȘtre une aliĂ©nation. La libertĂ© d’éduquer n’est donc pas l’assurance de l’éducation Ă  la libertĂ© et peut mĂȘme en ĂȘtre le contraire.

En rĂ©alitĂ© il y a lĂ  deux conceptions de la libertĂ© qui s’opposent, libĂ©rale et rĂ©publicaine. La libertĂ© que prĂŽne la rĂ©publique laĂŻque et que son Ă©cole veut apprendre Ă  tous, n’est pas la libertĂ© libĂ©rale. SpontanĂ©e et individuelle, cette libertĂ© vise Ă  dĂ©fendre les intĂ©rĂȘts particuliers qui doivent ĂȘtre mis en concurrence pour que vive, dans la « meilleure Ă©galitĂ© possible » comme dit A. Smith, la sociĂ©tĂ© de marchĂ© jugĂ©e seule Ă  pouvoir subvenir aux besoins des hommes. La libertĂ© rĂ©publicaine est une libertĂ© de partage, commune, rendue Ă©gale par le droit et qui commence Ă  l’école de tous, par la formation des esprits Ă  la conscience libre qui prĂ©pare Ă  l’égalitĂ© en libertĂ©. 

C’est bien ce qu’avait compris Condorcet avec son idĂ©e « d’instruction publique« . Si l’on voulait faire Ă©voluer la sociĂ©tĂ© vers une sociĂ©tĂ© de libertĂ©, le rĂ©gime politique vers une dĂ©mocratie rĂ©publicaine, il fallait donner Ă  tous les enfants du peuple Ă  la fois l’occasion de l’expĂ©rience de la libertĂ© de penser et les moyens d’y former tous les esprits, ce qui ne pouvait se faire qu’en dehors de l’éducation des parents et des communautĂ©s en particulier religieuses, et en un lieu dĂ©volu Ă  cela avec des maĂźtres formĂ©s pour cette tĂąche.

Il faut donc comprendre que si, comme le dit H. Arendt, instruire peut ĂȘtre compris comme une « Ă©ducation Ă  la raison Â», Ă©duquer n’est pas instruire.

L’action spontanĂ©e et normale des parents Ă  l’égard de leurs enfants est bien d’éduquer et non d’instruire. Les deux concepts qu’une volontĂ© politique, quelque peu inconsĂ©quente, a rendus interchangeables, ne sont pas Ă©quivalents. Éduquer vient du latin ex-duco, conduire au dehors, instruire de in-struere, mettre en ordre Ă  l’intĂ©rieur, ce verbe Ă©tant pronominal, le sujet s’instruit lui-mĂȘme, avec une aide, mais l’action est celle du sujet sur lui-mĂȘme. Comme le dit H. PĂ©na-Ruiz dans Qu’est-ce que l’école ? : « s’ĂȘtre instruit du thĂ©orĂšme de Pythagore, ce n’est pas se trouver en mesure de le rĂ©citer sans faute mais en comprendre personnellement les raisons et pouvoir les expliquer. En ce sens on s’instruit soi-mĂȘme de ce qu’il y a Ă  comprendre. La forme pronominale signale que l’esprit s’éclaire lui-mĂȘme. »

Le mouvement d’éducation va de l’intĂ©rieur vers l’extĂ©rieur. Les parents sortent l’enfant du giron maternel, par l’action conjuguĂ©e d’un amour inconditionnel et d’une exigence de soumission Ă  des rĂšgles, sans lui donner de direction, pour lui offrir justement, la possibilitĂ© de les quitter pour un choix libre de sa vie. « Aucun apprentissage n’évite le voyage, Ă©crit Michel Serres dans le Tiers Instruit, Sous la conduite d’un guide, l’éducation pousse Ă  l’extĂ©rieur. Pars : sors du ventre de ta mĂšre, du berceau de l’ombre portĂ©e par la maison du pĂšre et des paysages juvĂ©niles ».

Le mouvement d’instruction consiste donc Ă  agir sur soi, Ă  discipliner son esprit selon des savoirs eux-mĂȘmes rationnellement organisĂ©s, ceux des sciences, des arts et des lettres, mais qui ont l’avantage, outre qu’ils donnent Ă  tout le monde Ă  connaĂźtre, de ne dĂ©pendre de personne, d’aucun point de vue, et de ne rendre personne dĂ©pendant puisqu’au contraire, leur maĂźtrise confĂšre libertĂ© et raison.

A la maison, l’enfant n’est pas aimĂ© pour ce qu’il fait mais simplement parce qu’il est un enfant, quoi qu’il fasse, et c’est cela le sens et l’unicitĂ© de cette relation. A l’école il est, non pas aimĂ©, mais reconnu pour ce qu’il fait en rĂ©ponse aux demandes du maĂźtre qui ne vise que son progrĂšs dans la raison et la connaissance. Une relation d’amour Ă  l’école placerait l’enfant dans une situation constamment incertaine et incontrĂŽlable de recherche affective qui le rendrait dĂ©pendant de l’adulte. Il ne serait pas en recherche de rĂ©ponse cognitive dont il peut contrĂŽler les critĂšres pour construire sa connaissance. Les relations familiales et scolaires sont de nature et par nature diffĂ©rente parce que leur finalitĂ© n’est pas la mĂȘme. Leur confusion ne peut mener qu’à la destruction de l’une et de l’autre alors qu’elles toutes deux essentielles Ă  l’épanouissement nĂ©cessaires au devenir adulte de l’enfant.

Mais soyons clair, Ă©duquer et instruire sont indispensables l’une Ă  l’autre et toutes deux Ă  l’enfant.

Il n’est pas possible Ă  un sujet de s’instruire s’il n’a pas Ă©tĂ© rendu civil par une Ă©ducation, c’est-Ă -dire capable d’intĂ©rioriser des rĂšgles pour contrĂŽler ses pulsions, se mouvoir dans un espace et un temps codifiĂ©s, pour parler, vivre avec les autres. De mĂȘme, une Ă©ducation par la famille qui resterait sans instruction et sans Ă©cole ferait courir aux enfants le risque d’assigner leur vie Ă  leurs seules racines familiales et de les priver ainsi de l’émancipation qu’exige la possibilitĂ© de choisir leur propre destin. « Les parents font des enfants non des Ă©lĂšves. L’expression « parent d’élĂšve Â» signe un dĂ©lit d’ingĂ©rence autant qu’un abus de pouvoir Â» dit RĂ©gis Debray, dans L’aventure humaine. Les enfants n’appartiennent pas Ă  leurs parents comme des objets prĂ©cieux dont ils veulent le meilleur et que l’on garde pour soi, ils doivent pouvoir faire « leur Â» vie dans un monde qui n’est pas celui des parents pour y vivre une vie d’homme. C’est cela qu’offre l’école publique.

Ainsi, aux familles favorables Ă  l’école Ă  la maison qui reprochent Ă  l’école d’ĂȘtre un lieu d’aliĂ©nation qui empĂȘche les enfants de s’épanouir, C. Kintzler rĂ©pondrait que l’école n’est pas lĂ  « pour Ă©panouir mais pour Ă©manciper », et qu’elle est seule Ă  pouvoir en donner la possibilitĂ© Ă  tous. Ceux qui par suite du confinement sont dans l’obligation de faire le travail d’instruction ont compris cela quand ils disent leur dĂ©sarroi devant une tĂąche qui n’est pas de leur compĂ©tence. Aucun parent en effet ne peut renoncer Ă  aimer ses enfants, or ce renoncement est exigĂ© par l’acte d’instruction. Ainsi les parents qui affirment pouvoir instruire leurs enfants sont le plus souvent inconscients de transmettre, mĂȘme sous couvert du programme, leurs propres modes de penser et de croire : ils ne font en rĂ©alitĂ© que prolonger l’éducation qu’ils donnent autrement Ă  d’autres moments, l’instruction qu’ils donnent est en ce sens une instruction « maison ».

Dans tous les cas, ils les privent de ce que l’école offre, malgrĂ© toutes ses imperfections, la chance d’une autre vie sociale, intellectuelle, culturelle, et mĂȘme physique en mĂȘme temps qu’une premiĂšre expĂ©rience de libertĂ© de penser loin du regard parental. C’est en ce sens que les enfants y deviennent, pour le temps de l’école, des Ă©lĂšves, et il s’agit bien d’une « Ă©lĂ©vation Â» de leur statut d’enfant. D’ĂȘtres tous diffĂ©rents, particuliers et dĂ©pendants de leur milieu familial, ils sont promus au statut d’élĂšve auquel est donnĂ© une chance de n’appartenir qu’à eux-mĂȘmes, comme ĂȘtre de libertĂ© et de raison.

Avec le Cercle Condorcet

A propos de violence (3)

Comme dans les deux numĂ©ros prĂ©cĂ©dents, le texte qui suit est une contribution prĂ©sentĂ©e et discutĂ©e au Cercle Condorcet au cours d’une des rĂ©unions consacrĂ©es au thĂšme de « la violence dans la sociĂ©té ». L’ensemble des contributions sur ce thĂšme seront rĂ©unies en un livret qui sera publiĂ© en septembre prochain et disponible en version numĂ©rique sur le site https://condorcetclermont.fr

Violence vs non violence

par Gilbert Cambe

« Une maniĂšre d’ĂȘtre et d’agir dans le conflit, qui respecte l’autre. […]
La non-violence, c’est se servir de la vie pour gagner, tandis que dans la violence tu menaces toujours l’autre de la mort, de sa mort
. » Jacques SĂ©melin – La non-violence expliquĂ©e Ă  mes filles.

La non-violence, depuis les grandes campagnes de dĂ©sobĂ©issance civile de Gandhi, bĂ©nĂ©ficie d’un renouveau tant dans les principes que dans la pratique. Nombreux sont les auteurs et actions qui sont influencĂ©s par l’approche gandhienne, mĂȘme si le mot non-violence n’est pas toujours prononcĂ©.

Elle est d’abord pratique collective de lutte, avant d’ĂȘtre attitude fondamentale dans la vie individuelle, mĂȘme si les deux sont souvent liĂ©s.  L’image de passivitĂ© rattachĂ©e souvent au terme de la non-violence ne rĂ©siste pas Ă  la lecture des auteurs qui partent souvent prĂ©cisĂ©ment du conflit pour l’expliquer. La non-violence est aussi une philosophie qui dĂ©lĂ©gitime la violence et promeut le respect de l’autre dans le conflit. La non-violence est en outre une stratĂ©gie d’action politique proactive et pacifique qui rejette l’utilisation de la violence dans la rĂ©solution des conflits. Elle est enfin un moyen de sensibiliser l’opinion publique qui contribue Ă  exercer une contrainte sur l’adversaire pour l’amener Ă  nĂ©gocier.

L’attitude de non-violence prĂ©suppose que ce sont d’abord les situations de violence, ainsi que l’injustice et le non-respect de l’adversaire, qui engendrent des rĂ©actions violentes ; elle s’appuie aussi sur les ressorts psychologiques qui empĂȘchent un adversaire, face Ă  l’opinion publique, de paraĂźtre lĂąche en ayant recours Ă  la force contre des personnes dĂ©sarmĂ©es.

En quoi la non-violence participe-t-elle de nos rapports sociaux d’aujourd’hui

Notre approche sera celle des rĂ©formateurs sociaux, le premier d’entre eux Henri David Thoreau, fondateur de bien des penseurs/acteurs de la non-violence, puis LĂ©on TolstoĂŻ, Gandhi, Martin Luther King avec Nelson Mandela mais aussi Jean Marie Muller, Romain Rolland et Peter Gelderloos.

A travers ces penseurs et leurs thĂ©ories, nous allons essayer de montrer l’actualitĂ© criante des principes violence/non-violence appliquĂ©s aux Ă©vĂ©nements que nous vivons pour ensuite Ă©changer sur nos reprĂ©sentations de ces concepts.

Le philosophe amĂ©ricain Henri David Thoreau 1849 Ă©crit Civil Disobedience (dĂ©sobĂ©issance civile, concept essentiel pour la comprĂ©hension des thĂ©ories de la non-violence) ; il sera remarquĂ© au XIXe siĂšcle, par son refus de payer ses impĂŽts Ă  l’État du Massachusetts afin de dĂ©noncer sa politique esclavagiste.

Nos dĂ©mocraties, dit-il, ne sont que des dĂ©mocraties de reprĂ©sentation fondĂ©es sur la loi du nombre. Mais la loi de la majoritĂ© ne garantit pas le respect du droit. Être vĂ©ritablement dĂ©mocrate, ce n’est pas respecter la loi, mais respecter le droit : dĂšs lors, la dĂ©sobĂ©issance aux lois injustes est « civique » en ce sens qu’elle est une action citoyenne.

De mĂȘme, la dĂ©sobĂ©issance civile n’est pas criminelle, puisque respectueuse de la vie de tous les citoyens, fussent-ils des adversaires politiques, c’est-Ă -dire, en dĂ©finitive, qu’elle est non-violente. La dĂ©sobĂ©issance « criminelle », c’est-Ă -dire qui n’est pas « civile », c’est la violence : toute violence est une dĂ©sobĂ©issance Ă  la loi, celle qui interdit aux citoyens tout recours Ă  la violence.

Selon sa dĂ©finition classique, l’État est l’institution qui, sur un territoire donnĂ©, possĂšde le monopole de la violence lĂ©gitime. L’État justifie ce monopole, qui dĂ©sarme les citoyens, en affirmant qu’il assure ainsi la paix publique. Nous savons bien que, dans la rĂ©alitĂ©, les choses se passent souvent diffĂ©remment et que l’État n’hĂ©site pas Ă  recourir Ă  la violence pour faire prĂ©valoir sa raison en privant les citoyens de leurs libertĂ©s fondamentales. « La dĂ©sobĂ©issance civile, Ă©crira par la suite Gandhi, est une rĂ©volte, mais sans aucune violence. Celui qui s’engage Ă  fond dans la dĂ©sobĂ©issance civile ne tient simplement pas compte de l’autoritĂ© de l’État ; en effet, il tire argument du fait qu’un État n’accorde de libertĂ© personnelle que dans la mesure oĂč le citoyen se soumet Ă  la loi : cette soumission aux dĂ©cisions de l’État est le prix que paye le citoyen pour sa libertĂ© personnelle Â». Du reste, Marshall B Rosenberg, spĂ©cialiste de la communication non-violente au quotidien le dit autrement : « L’usage de la force protectrice vise Ă  Ă©viter des dommages corporels ou des injustices, tandis que la force rĂ©pressive vise Ă  faire souffrir des individus pour les punir de leurs actes perçus comme des mĂ©faits. Â»

Allons plus loin : toute action directe non-violente, et plus particuliĂšrement toute action de dĂ©sobĂ©issance civile, est un dĂ©fi aux pouvoirs publics. Celui qui enfreint la loi se met de lui-mĂȘme, et dĂ©libĂ©rĂ©ment, dans une situation oĂč il risque de subir la rĂ©pression de l’État. Le fait mĂȘme d’obliger l’État Ă  recourir Ă  des moyens de coercition Ă  l’encontre des citoyens dĂ©sobĂ©issants constitue un Ă©lĂ©ment essentiel de la stratĂ©gie de l’action non-violente. Cette rĂ©pression va faire apparaĂźtre sur la place publique les vĂ©ritables enjeux du conflit et, dĂšs lors, l’opinion publique va ainsi se trouver prise Ă  tĂ©moin et en quelque sorte obligĂ©e de se prononcer (gilets jaunes pour un exemple rĂ©cent).

Un Ă©lĂ©ment complĂ©mentaire : la lutte non-violente n’a pas une structure bi-polaire ; elle ne se rĂ©duit pas Ă  l’affrontement entre, d’une part, les rĂ©sistants et, d’autre part, ceux qui ont le pouvoir de dĂ©cision, les dĂ©cideurs. La structure de la lutte non-violente est tri-polaire : le troisiĂšme pĂŽle du conflit, c’est l’opinion publique. Et la bataille dĂ©cisive est prĂ©cisĂ©ment celle de l’opinion publique. C’est pourquoi nous devons nous employer Ă  convaincre l’opinion publique, c’est-Ă -dire, non pas la majoritĂ© de nos concitoyens, mais au moins une forte minoritĂ© d’entre eux. Le choix de la non-violence peut ĂȘtre dĂ©cisif pour gagner cette bataille de l’opinion publique : elle ne permet pas d’éviter la rĂ©pression, mais elle la prive de toute justification ; c’est la violence de la rĂ©pression qui risque fort de discrĂ©diter les pouvoirs publics. Le choix de la non-violence n’est pas une question de morale, mais de rĂ©alisme et d’efficacitĂ©.

Une question complĂ©mentaire et actuelle se pose : la destruction de biens matĂ©riels peut-elle trouver sa place dans le cadre d’une stratĂ©gie de l’action non-violente ? de telles destructions vont encore servir Ă  justifier la rĂ©pression. Il convient donc, toujours par rĂ©alisme, de les Ă©viter. En revanche et par exemple, un certain sabotage technologique peut parfaitement s’intĂ©grer dans une stratĂ©gie de l’action non-violente. Il s’agit alors de mettre hors d’usage certains instruments ou certains Ă©quipements de l’adversaire.

Il convient encore de souligner que l’action directe non-violente sans passer par l’intermĂ©diaire des institutions sociales ou politiques est nĂ©cessaire Ă  la respiration mĂȘme de la dĂ©mocratie. Tout l’enjeu des mouvements de rĂ©sistance civile, c’est de crĂ©er un espace public oĂč les citoyens peuvent prendre la parole pour s’exprimer directement Ă  l’intention Ă  la fois de l’opinion publique et des pouvoirs publics.

Henri David Thoreau affirme enfin que, pour remplir son devoir de citoyen, l’individu ne doit pas orienter son comportement selon les obligations de la loi, mais selon les exigences de sa conscience ; seule la responsabilitĂ© individuelle peut guider le destin des hommes : la loi n’est qu’une forme de violence qui se prĂ©tend lĂ©gitime ; l’État de droit est un oxymore. « Je crois que nous devrions ĂȘtre hommes d’abord, des sujets ensuite Â».

Mais ce concept de dĂ©sobĂ©issance civile, s’il signifie « rĂ©sistance passive Â» par l’isolement du reste du monde, ne correspond pas Ă  l’idĂ©al de lutte de Gandhi qui pendant vingt ans, de Durban Ă  Johannesburg (dĂ©fense de la main d’Ɠuvre indienne en Afrique du Sud), lutte afin non seulement de libĂ©rer la diaspora en terre africaine dont il est le reprĂ©sentant, mais Ă©galement pour organiser de concert la rĂ©sistance tactique et spirituelle de l’Inde face Ă  la couronne britannique.

Bien qu’initiĂ© Ă  la pensĂ©e chrĂ©tienne et Ă  son principe d’amour inconditionnel du prochain par LĂ©on TolstoĂŻ – LĂ©on TolstoĂŻ pense qu’il faut chercher Ă  faire cesser les assassinats commis par les chefs d’État, les convaincre qu’ils sont eux-mĂȘmes des assassins, surtout ne pas leur permettre de tuer, ou refuser de tuer sur leur ordre et Ă  mettre un terme aux tueries entre les peuples, non par d’autres assassinats, mais en provoquant le rĂ©veil des citoyens : la non-violence en est un moyen-, il refuse d’abdiquer l’usage de la force. Ainsi se comprend le passage cĂ©lĂšbre dans lequel il explique : « J’aimerais mieux que l’Inde dĂ©fendĂźt son honneur par la force des armes plutĂŽt que de la voir assister lĂąchement et sans se dĂ©fendre Ă  sa propre dĂ©faite
 Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supĂ©rieure Ă  la violence et que la clĂ©mence est autrement plus noble que le chĂątiment. […] L’idĂ©e ne nous viendrait pas que la souris est clĂ©mente parce qu’elle se laisse dĂ©vorer par le chat Â»

La non-violence ne consiste pas Ă  renoncer Ă  toute lutte rĂ©elle contre le mal ; c’est au contraire une lutte plus active et plus rĂ©elle que la loi du talion. La grande idĂ©e de Gandhi, c’est qu’il faut dĂ©sobĂ©ir parce que le pouvoir repose sur l’obĂ©issance des opprimĂ©s. Cette idĂ©e se retrouve chez Étienne de La BoĂ©tie, ce jeune Girondin qui Ă©crit au dĂ©but du XVIe siĂšcle « ils ne sont grands que parce que nous sommes Ă  genoux« .

L’exemple de dĂ©sobĂ©issance donnĂ©e exige « que ses militants soient prĂ©parĂ©s Ă  supporter la violence de la rĂ©pression qui ne manque pas de se dĂ©ployer lors des manifestations ou des actions symboliques : d’abord les coups, les arrestations et les emprisonnements, quand ce n’est pas la mort elle-mĂȘme ; mais la rĂ©pression a encore un autre visage : elle rend impossibles la vie professionnelle et la vie familiale, elle fait peser une pression quotidienne sur les foyers, sans que des actions soient en cours. D’oĂč cette nĂ©cessitĂ© de prĂ©paration et d’endurance Â». Il n’est ainsi guĂšre surprenant que Martin Luther King Jr. et Nelson Mandela aient fait leur sa parole, qui donnĂšrent tous deux leur vie Ă  la libĂ©ration de leur peuple respectif.

Quelle Ă©tait l’analyse de Gandhi par rapport au colonialisme britannique ? C’était de dire : ce qui fait la force de l’oppression coloniale britannique, ce n’est pas tant la capacitĂ© de violence des Anglais que la capacitĂ© de rĂ©signation, de soumission, d’obĂ©issance passive des Indiens. Il affirmait : « Ce ne sont pas tant les fusils britanniques qui sont responsables de notre sujĂ©tion que notre coopĂ©ration volontaire. Â» DĂšs lors, pour se libĂ©rer du joug qui les opprime, les Indiens doivent cesser toute coopĂ©ration avec le systĂšme colonial, avec ses lois et avec ses institutions. Plus gĂ©nĂ©ralement, le citoyen responsable se doit de dĂ©sobĂ©ir aux lois injustes. Ce qui fonde la citoyennetĂ©, ce n’est pas la discipline mais la responsabilitĂ©. Être responsable, c’est apprendre Ă  juger la loi avant de lui obĂ©ir. L’obligation de la loi ne doit pas effacer la responsabilitĂ© de la conscience des citoyens. En janvier 1942, lorsque Gandhi dĂ©fend sa politique devant le CongrĂšs de toute l’Inde, c’est en faisant valoir son efficacitĂ© qu’il justifie le choix de la non-violence comme stratĂ©gie en vue d’obtenir l’indĂ©pendance. « La non-violence m’est un credo, affirme-t-il, le souffle de ma vie. Je l’ai proposĂ©e au CongrĂšs comme une mĂ©thode politique destinĂ©e Ă  rĂ©soudre des problĂšmes politiques. » Ce texte est trĂšs important, car il montre clairement que si pour Gandhi, la non-violence est ce qu’il appelle un « credo », c’est-Ă -dire un choix existentiel qui donne sens Ă  sa vie, c’est-Ă -dire le principe mĂȘme de la vĂ©ritĂ©, il propose la mĂ©thode de l’action non-violente Ă  ceux-lĂ  mĂȘmes qui ne font pas ce choix.

Romain Rolland, qui fut l’un des premiers Ă  faire connaĂźtre l’Ɠuvre de Gandhi en France par sa biographie de 1924, s’engage dans la lutte pacifiste et anticoloniale avec pour conviction gandhienne « qu’il faut aimer la vĂ©ritĂ© plus que soi-mĂȘme et les autres plus que la vĂ©ritĂ©. Â» Rolland, prix Nobel de la paix et grand lecteur de TolstoĂŻ rejoint Gandhi pensant que chaque homme doit se consacrer Ă  trouver sa vĂ©ritĂ©, ce qui suppose le renoncement Ă  ses pulsions malĂ©fiques, Ă  sa haine d’autrui et Ă  son dĂ©sir de nuire.

Pasteur, Martin Luther King Jr. est bien sĂ»r avant tout un thĂ©ologien de l’amour chrĂ©tien qui interdit de faire Ă  autrui ce que l’on ne voudrait pas subir soi-mĂȘme. C’est en constatant l’efficacitĂ© de cette modalitĂ© du combat non violent qu’il formule sa thĂ©orie de la rĂ©sistance passive. Lecteur de Thoreau bien sĂ»r, il refuse le principe d’obĂ©issance Ă  des lois injustes et de par ses convictions prĂŽne l’AgapĂš (l’abandon de soi). Son point de vue stratĂ©gique est Ă©galement liĂ© aux progrĂšs technologiques : l’entrĂ©e de la tĂ©lĂ©vision dans les foyers amĂ©ricains jouera un rĂŽle dĂ©terminant dans l’issue de la campagne des droits civiques : jouant de la culpabilitĂ© de l’oppresseur, il est conscient que les États du Nord ne pouvaient tolĂ©rer des manifestations aussi criantes de leurs contradictions dĂ©mocratiques : plus l’ennemi est publiquement cruel, plus la cause apparaĂźt juste. Gandhi avait dĂ©jĂ  thĂ©orisĂ© cette dialectique consistant Ă  subir la souffrance imposĂ©e par l’adversaire afin de gagner son respect et peut-ĂȘtre sa sympathie. Mais dĂ©sormais, il existe un troisiĂšme Ɠil, celui de l’écran de tĂ©lĂ©vision, qui reste une arme redoutable et dĂ©cisive dans la lutte menĂ©e par les dĂ©fenseurs de la justice raciale. « La non-violence est une arme puissante et juste, qui tranche sans blesser et ennoblit l’homme qui la manie. C’est une Ă©pĂ©e qui guĂ©rit. Â» (Martin Luther King – 1929-1968 – Why we can’t wait, 1964)

-Propos du DalaĂŻ Lama qui, Ă  sa maniĂšre, confirme : « L’histoire nous montre que la violence engendre et rĂ©sout rarement les problĂšmes ; en revanche elle crĂ©e d’insondables souffrances. On voit aussi que mĂȘme lorsqu’elle paraĂźt sage et logique pour mettre fin Ă  des conflits, on ne peut jamais savoir si au lieu d’Ă©teindre un feu, on n’est pas en train d’allumer un brasier Â»-.

Conclusion 

Comme dit en introduction, la non-violence ou bien la maniĂšre de sa mise en actes, actualitĂ© criante des Ă©vĂ©nements actuels
 « Ah, la violence, cette force faible ! Â» Vladimir JankĂ©lĂ©vitch

La non-violence en France a Ă©tĂ© fortement prĂ©sente dans les annĂ©es 1950-1960, notamment antimilitariste contre le nuclĂ©aire militaire Ă  l’époque. Dans les annĂ©es 1960-1970, on en retrouve dans certains mouvements, avec le Larzac notamment. Mais dans les annĂ©es 1980-1990, on notera une disparition de la non-violence, en tout cas, un affaiblissement. Aujourd’hui, elle refait surface, rĂ©active ce lien originel entre dĂ©sobĂ©issance civile et non-violence pour des causes environnementales.

De plus, la non-violence aurait ce cĂŽtĂ© paradoxal que d’une part elle serait un moyen d’empĂȘcher la mise en acte de la violence elle-mĂȘme, considĂ©rĂ©e par certains mouvements ou idĂ©ologies comme seul moyen de gagner une lutte et d’autre part elle dĂ©clencherait quasi automatiquement la violence car la non-violence ne permet pas souvent d’aboutir Ă  un rĂ©sultat rĂ©el. « Une violence, juste et comme dernier recours, est parfois nĂ©cessaire pour mettre fin Ă  la violence mĂȘme Â». Mazouz HacĂšne

On raconte l’histoire de ce barbier qui avait accrochĂ© sur sa boutique une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Demain, je rase gratuitement », mais qui, chaque matin, oubliait de changer sa pancarte. Si bien que le jour du rasage gratuit Ă©tait toujours repoussĂ© Ă  plus tard et qu’il fallait chaque jour payer la facture… Je crois que les violents portent une pancarte de la mĂȘme sorte : « Demain, nous apporterons la paix » et qu’ils oublient Ă©galement, chaque matin, de changer de pancarte.

Je citerai comme propos final, d’une grande logique, presque syllogisme, celui de l’anthropologue Françoise HĂ©ritier, assez rĂ©cemment disparue : « sans idĂ©aux, il n’y a ni libĂ©ration ni rĂ©sistance aux pires formes de la violence, surtout pas de rĂ©sistance collective ; et cependant, il ne peut y avoir aucune garantie concernant le ’bon usage’ ou le ’mauvais usage’ des idĂ©aux. Disons mieux, il y a certainement des degrĂ©s dans la violence qui accompagne la formulation et la mise en Ɠuvre des idĂ©aux, mais pas de degrĂ© zĂ©ro. Il n’y a donc pas de non-violence. Â»

Le Cercle Condorcet en rĂ©union de fin d’annĂ©e

Enfin ! Pouvoir se retrouver, masquĂ©s ou pas ! C’est Ă  Egliseneuve d’Entraigue que le Cercle Condorcet a pu tenir sa journĂ©e de fin d’annĂ©e, sur invitation de ses membres autochtones. Occasion de dĂ©couvrir quelques richesses naturelles de cette belle rĂ©gion aux confins du dĂ©partement, ainsi que sa gastronomie, car, mĂȘme en journĂ©e d’Ă©tude, il faut bien se restaurer ! MalgrĂ© les absences, ce fut un bon moment !

Comme les autres associations, le Cercle Condorcet a fonctionnĂ© au ralenti pendant toute cette annĂ©e de Covid. Les rĂ©unions mensuelles ont Ă©tĂ© maintenues grĂące Ă  la visio, mais non sans difficultĂ© et avec une partie des effectifs seulement. Le thĂšme de l’annĂ©e Ă©tait « la violence dans la sociĂ©té» ; un ou plusieurs nouveaux thĂšmes seront choisis Ă  la rentrĂ©e prĂ©vue le 6 septembre.


Les rĂ©unions du Cercle sont ouvertes aux personnes intĂ©ressĂ©es par la rĂ©flexion sur des questions de sociĂ©tĂ© qui affleurent dans l’actualitĂ© et le dĂ©bat citoyen argumentĂ© : pour participer, contacter le prĂ©sident par un courriel Ă  l’adresse condorcetclermont@laposte.net

Education & Culture

Présence de Bernard Gilliet

Étroitement associĂ©s aux rituels du deuil, les hommages posthumes sont vite dissipĂ©s par les exigences lĂ©gitimes de la vie. Seuls les proches affrontent alors, pour le reste des jours, les Ă©preuves de l’absence et de la sĂ©paration : « Au fond de moi, Ă©crit un philosophe cĂ©lĂšbre, pleure l’inconsolĂ© Â».
C’est pourquoi nous n’avons pas voulu laisser sans lendemain l’hommage rendu Ă  notre ami Bernard Gilliet dans notre prĂ©cĂ©dent numĂ©ro. Nous n’avons pas voulu que s’efface trop vite le souvenir de cette grande vie, ni de cet homme de bien.
Nous publions donc de trĂšs larges extraits du texte dont il est l’auteur et qu’il a consacrĂ© Ă  l’Ă©vocation de son « enfance bourbonnaise Â» ; nous en avions prĂ©sentĂ© de brefs extraits dans le numĂ©ro prĂ©cĂ©dent.

Le texte tĂ©moigne d’abord d’une profonde maĂźtrise – voire d’une culture – de notre langue et mĂ©rite ainsi d’ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une Ɠuvre Ă  part entiĂšre. Authentiquement autobiographique, ce texte atteint, au-delĂ  de la dĂ©marche intime, une dimension universelle. Bien des femmes et des hommes pourraient en effet se reconnaĂźtre et se retrouver dans le tableau de cette enfance paysanne, condition majoritaire de la population française au dĂ©but du siĂšcle dernier. Ils y retrouveraient Ă©galement la mĂ©moire d’une histoire partagĂ©e, Ă  la dimension de la vie quotidienne, au rythme des jours et des saisons : les lendemains du Front Populaire, le dĂ©but de la mĂ©canisation des campagnes, les luttes syndicales, la guerre et l’occupation.

Si le caractĂšre pittoresque du rĂ©cit, source de nostalgie, nous Ă©meut, c’est dans l’expression de ses valeurs, profondĂ©ment humanistes, que Bernard Gilliet nous rallie ; la confiance dans un progrĂšs vĂ©ritablement humain, la revendication de la justice sociale, l’apologie de la fraternitĂ©, et cela malgrĂ© la guerre et l’occupation ; mais surtout, le respect et l’amour des autres , en particulier des plus humbles, dĂ©fense de la dignitĂ© paysanne, plaidoyer pour une classe ouvriĂšre toujours exploitĂ©e ; amour des parents, des grands parents, des figures villageoises, et vĂ©nĂ©ration du maĂźtre d’Ă©cole qui lui insuffle pour toujours sa foi en l’Ă©ducation et son attachement Ă  l’Ă©cole rĂ©publicaine laĂŻque.

Autant de leçons qui sont toujours les nÎtres.

Nous offrons Ă  nos lecteurs la lecture de l’avant-propos et du premier chapitre d’une « enfance bourbonnaise Â».

Avant-propos

Nous sommes avant 1940. TĂąchons d’imaginer un village qui compte quinze cents habitants, qui Ă©tire ses maisons sur plus d’un kilomĂštre de part et d’autre d’une route alors nationale, Ă  quelques centaines de mĂštres d’un fleuve dont les frĂ©quents dĂ©bordements s’Ă©talent parfois jusqu’aux portes des demeures les plus proches, pourtant sagement construites Ă  distance raisonnable. Depuis plus d’un siĂšcle les bateaux de transport ont dĂ©sertĂ© une Loire qui, en attendant l’essor de la navigation de loisir et des canoĂ«s, n’est plus naviguĂ©e que par de rares barques de pĂȘcheurs. Mais d’autres, pĂ©niches et « berrichons », celles-lĂ  plus massives, ceux-ci plus effilĂ©s pour pouvoir emprunter l’Ă©troit canal du Berry, sillonnent un canal qui encercle la majeure partie du bourg ; la voie ferrĂ©e forme comme une seconde enceinte toute proche de la premiĂšre. Seules les routes conduisant aux villages voisins sont goudronnĂ©es ; des chemins de terre, ravinĂ©s d’orniĂšres dĂšs qu’ils sont en pente, les moins frĂ©quentĂ©s partagĂ©s par une bande mĂ©diane d’herbe, conduisent vers les nombreuses fermes Ă©parpillĂ©es au milieu des champs, beaucoup isolĂ©es, quelques-unes groupĂ©es en modestes hameaux. Un seul, « les Loges », Ă  un petit kilomĂštre de l’Ă©glise, est relativement important. Ces routes, ces chemins sont sillonnĂ©s par beaucoup plus de carrioles et de chars Ă  chevaux que d’automobiles ou de camions [
] Les bĂątisses sont typiquement bourbonnaises ; au cƓur du village leur rez-de-chaussĂ©e est assez souvent surmontĂ© d’un Ă©tage ; partout leur toit Ă  double pente couvert de tuiles plates dĂ©limite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenĂȘtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmontĂ© d’une ou plusieurs cheminĂ©es d’oĂč s’Ă©chappe une fumĂ©e dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncĂ© en fonction de la limpiditĂ© de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison, mĂȘme en plein bourg, dispose Ă  l’arriĂšre d’un jardin, assez souvent d’un clapier, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. Chacune aussi, ou presque, possĂšde son puits creusĂ© dans la cour ou le jardin et il subsistera jusque dans les annĂ©es 1960 deux puits communaux, l’un dans le quartier de la Gare, l’autre dans le bas du bourg, car trĂšs peu nombreuses sont les demeures qui disposent de « l’eau sur l’Ă©vier » fournie par une pompe Ă©lectrique, plus rares encore celles qui sont dotĂ©es d’une salle de bains. Un rĂ©seau public de distribution d’eau ne sera mis en service qu’Ă  la fin des annĂ©es 1950.

Si l’Ă©clairage public est assurĂ© depuis quelques annĂ©es par des lampadaires, l’Ă©lectricitĂ© est loin d’ĂȘtre prĂ©sente dans tous les foyers et elle est presque totalement absente des fermes : c’est qu’il en coĂ»te pour « faire mettre le courant ». On s’Ă©claire encore le plus souvent Ă  la lampe Ă  pĂ©trole ; le linge sale est mis Ă  bouillir dans des lessiveuses placĂ©es sur le fourneau, puis rincĂ© Ă  l’eau d’une riviĂšre, du canal ou d’un lavoir, voire, dans les fermes isolĂ©es, de la mare oĂč s’abreuvent les bestiaux ; on conserve – peu de temps – les aliments au frais en les immergeant dans un seau d’eau, posĂ© sur la « bassie », une pierre de grĂšs ou de granit scellĂ©e dans un angle de la maison, ou mĂȘme prudemment descendu dans le puits. On commence Ă  voir des phonographes, mais pour entendre les disques en bakĂ©lite qui vont tourner sur le plateau, il faut remonter le mĂ©canisme avec une manivelle et souvent le mouvement se ralentit et s’arrĂȘte dans un miaulement avant la fin du morceau ! Le tĂ©lĂ©phone aussi s’actionne avec une manivelle pour alerter une opĂ©ratrice Ă  laquelle on indique le numĂ©ro d’appel et celui que l’on souhaite joindre ; mais on n’en rencontre que chez les gens aisĂ©s. Un peu moins rares sont les rĂ©cepteurs radiophoniques, « les postes de T.S.F. », dont le coffre en bois aux dimensions impressionnantes renferme quantitĂ© de lampes. La tĂ©lĂ©vision ne fera sa premiĂšre apparition au village que vingt ans plus tard et les premiers ordinateurs domestiques, ce sera dans plus de cinquante ans. Le courrier postal est plus frĂ©quemment utilisĂ© que de nos jours par les particuliers et les facteurs qui effectuent quotidiennement leur tournĂ©e pour distribuer les lettres sont dans chaque village des figures familiĂšres ; le dĂ©lai de transmission, grĂące aux trains postaux, est rarement supĂ©rieur Ă  vingt-quatre heures et, en ville, il y a plusieurs distributions chaque jour. Pour communiquer en urgence on va au bureau de poste rĂ©diger un tĂ©lĂ©gramme dont le texte sera transmis en alphabet morse au bureau desservant le destinataire ; le message retranscrit est portĂ© Ă  domicile dans l’heure qui suit par des commissionnaires appointĂ©s et tenus Ă  la discrĂ©tion…

Les gens modestes voyagent trĂšs rarement ; il est vrai, on le verra, qu’on trouve au village les commerces les plus nĂ©cessaires, mĂȘme s’il faut faire, Ă  pied, Ă  vĂ©lo ou en voiture Ă  cheval, les six kilomĂštres qui nous sĂ©parent de Dompierre, le chef-lieu de canton, pour rencontrer une pharmacie et certains artisans. On ne prend le train pour Moulins ou pour Digoin que trĂšs rarement, pour faire des courses importantes dans les « grands magasins » ou bien pour consulter un mĂ©decin spĂ©cialiste ; mais il faut ĂȘtre trĂšs gravement malade pour frĂ©quenter hĂŽpital ou clinique car c’est engager des frais qu’Ă  l’Ă©poque nul ne rembourse si l’on n’est pas dĂ©clarĂ© « indigent ».

La prĂ©sence de la voie ferrĂ©e fait tout de mĂȘme de Diou une commune moins enclavĂ©e que ses voisines bourbonnaises Pierrefitte ou Saligny ; ses nombreux commerces en font un village plus animĂ© que ses voisins « bourguignons », Gilly ou Saint-Aubin. Et l’exode rural, quoique plus tardif qu’en Auvergne, a dĂ©jĂ  entraĂźnĂ© vers les villes des natifs qui reviennent de temps Ă  autre au pays aurĂ©olĂ©s – ou s’aurĂ©olant – du prestige de citadins. Mais au village tout le monde se connaĂźt ; on sait l’origine et les liens de parentĂ© de chacun. Les quelques retraitĂ©s qui ont mis Ă  profit la loi Loucheur pour se faire bĂątir un pavillon dont les angles au moins sont en pierre de taille sont nĂ©s au pays ou y ont de la famille. Les quelques rĂ©fugiĂ©s de 1914 qui ne sont pas repartis ont Ă©tĂ© adoptĂ©s et leurs enfants Ă©pousent des jeunes de la rĂ©gion. Si on traite parfois de « macaronis » les immigrĂ©s italiens venus dans les annĂ©es 20 et assez nombreux dans la rĂ©gion de Digoin oĂč ils travaillent Ă  la faĂŻencerie, ils sont dans l’ensemble bien acceptĂ©s car Ă  bon droit rĂ©putĂ©s travailleurs ; et en 1937-38 quelques familles de rĂ©publicains espagnols fuyant le rĂ©gime franquiste seront accueillies avec sympathie.

Les seuls vrais Ă©trangers sont les nomades
 et encore. On se mĂ©fie des « bohĂ©miens », des « romanichels » ou, comme on dit aussi, des « comĂ©diens » ; ils passent dans leurs roulottes tirĂ©es par des chevaux que leurs nichĂ©es d’enfants accompagnent en trottant, souvent pieds nus ; ils stationnent quelques jours lĂ  oĂč le garde-champĂȘtre les y autorise ; les femmes, vĂȘtues de longues et larges jupes bariolĂ©es, « suivent les portes » pour proposer les vanneries de leurs hommes, des dentelles, des colifichets. Avec leur teint cuivrĂ©, leurs longs cheveux noirs, ils inquiĂštent plus qu’ils n’attirent. On les surveille, les soupçonnant – souvent Ă  tort, mais quelquefois non sans raison – d’ĂȘtre des chapardeurs, des « voleurs de poules ». Mais certains, qui parcourent au long de l’annĂ©e des circuits traditionnels, repassent Ă  intervalles rĂ©guliers et, ceux-lĂ , on les reconnaĂźt et ils sont accueillis en fonction de la rĂ©putation, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, qui leur est faite.

ItinĂ©rants aussi sont les marchands de tapis maghrĂ©bins, ceux qu’on appelle des « mon z’ami » parce qu’ils interpellent ainsi, peut-ĂȘtre volontairement pour cultiver leur personnage, les clients potentiels Ă  qui ils s’adressent. Mais ces « bicots » qui portent, eux aussi, un costume Ă©trange, chĂ©chia et burnous, sont Ă©galement suspects de « fausseté » et regardĂ©s d’un air soupçonneux. Pourtant, aprĂšs de longs marchandages, ma grand-mĂšre achĂštera Ă  l’un d’eux des descentes de lit rouges ornĂ©es de lions dorĂ©s.

Enfin on voit, à la belle saison, des « roulants », des vagabonds généralement ùgés, qui mendient une nourriture que, au village ou dans les fermes, on leur accorde assez volontiers, comme le gßte pour la nuit dans la grange ou le fenil, non sans leur avoir fait déposer les allumettes ou le briquet avec lesquels ils pourraient mettre le feu.

C’est cette campagne en timide mutation qui fut le cadre de mes jeunes annĂ©es.

PremiĂšres images

La tĂȘte du lit mĂ©tallique noir est ornĂ©e d’anneaux et de boutons dorĂ©s ; Ă  ma gauche, dessus de lit et draps sont en dĂ©sordre. Mon pĂšre, un bel homme jeune et brun, son cafĂ© bu, vient de partir Ă  son travail. Ma mĂšre, plus brune encore, en combinaison rose, vient me rejoindre dans le lit toujours chaud. Je lui ai demandĂ© le petit piano jouet Ă  huit touches qu’on a dĂ» m’offrir rĂ©cemment. Je suis tout petit – deux, trois ans ? Je suis bien [
] Nous sommes Ă  Dompierre, Ă  « la Planche », hameau de quelques maisons, dans la piĂšce unique contiguĂ« Ă  celle oĂč vit mon arriĂšre-grand-mĂšre paternelle, l’ancienne mariniĂšre devenue lavandiĂšre qui a Ă©levĂ© mon pĂšre. J’y viens rarement ; plus ĂągĂ© j’y reviendrai Ă  quelques reprises, curieux du tacot, dĂ©nommĂ© « l’Économique » qui va, lentement, de Dompierre Ă  Lapalisse – ce fut le voyage de noces de mes parents. Sa voie unique et Ă©troite suit un talus dominant « la Rigole », creusĂ©e entre le port de Dompierre, alors actif, et celui de Sept-Fons oĂč elle rejoint le canal latĂ©ral Ă  la Loire ; curieux aussi de la Besbre oĂč, passĂ©e une barriĂšre de bois, mon pĂšre descend le soir Ă  travers une prairie en pente pour pĂȘcher la truite [
]

Me voici Ă  Diou, guĂšre plus ĂągĂ© ; je trottine pieds nus, en chemise de nuit blanche, sur le chemin de terre sĂ©parĂ© du canal par des tas de briques et de tuiles rĂ©guliĂšrement empilĂ©es. Pourquoi, enfant si sage, me suis-je ainsi Ă©chappĂ© de bon matin, malgrĂ© le pĂ©ril connu que constitue « la Domoline », un gros camion-citerne qui vient d’aller faire le plein au dĂ©pĂŽt d’essence situĂ© au-delĂ  du cimetiĂšre ? Je les connais tous, ces camions, le vert olive, le vert feuille, le blanc, et le monstre rouge dont on tĂąche de me terroriser. La mĂ©mĂ©, qui m’a maintes fois instruit du danger, me poursuit et me rattrape avant la « PlanĂ©e » sur laquelle ouvre le « cimetiĂšre des riches » dont les murs de pierre grise ne laissent voir que le toit pointu, gris aussi, d’une chapelle. Elle, si indulgente, est cette fois-ci vraiment fĂąchĂ©e ; elle fouaille une fois ou deux mes jambes nues de la « houssine » dont elle s’est munie. À la maison, le pĂ©pĂ© grommelle : « on n’a pas idĂ©e de battre ce ch’tit pour ça » [
]

C’est le matin encore ; comme chaque jour je me suis Ă©veillĂ© les paupiĂšres collĂ©es ; il paraĂźt que je souffre de blĂ©pharite. La responsabilitĂ© en incombe, dit-on, au Docteur Kaminka, de Dompierre, qui m’a mal soignĂ© d’otites Ă  rĂ©pĂ©tition, si bien que « l’humeur » s’est portĂ©e des oreilles aux yeux. La Catherine Passevant est lĂ  ; c’est une voisine, petite, courbĂ©e par l’Ăąge, toute de noir vĂȘtue comme toutes les femmes qui ont dĂ©passĂ© la quarantaine. Elle est l’Ă©pouse de l’ancien garde-champĂȘtre, de qui le successeur n’allume plus, comme lui, les rĂ©verbĂšres Ă  gaz depuis que « le courant » est arrivĂ© dans le village. Elle vient chaque matin acheter sa chopine de lait et elle aide Ă  me soigner : elle me maintient tandis que la mĂ©mĂ© me passe sur les yeux, pour les dessiller, des compresses de coton hydrophile imbibĂ©es d’une eau tiĂšde dans laquelle a bouilli de la camomille [
]

Me voici Ă  Digoin. Avec ma mĂšre nous regardons, depuis le trottoir, dĂ©filer des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grĂšve ; certains crient « Cattin, au poteau ! » Cattin, ce doit ĂȘtre le patron de leur usine. C’est le temps du Front Populaire. Je retiens surtout l’image d’ouvriers vĂȘtus de blanc, des plĂątriers-peintres sans doute, parmi lesquels il y a sĂ»rement – et en effet ce fut un ardent syndicaliste – le DĂ©dĂ© Porterat, un Diouxois que je connais car lui aussi, ou bien son frĂšre EugĂšne, dit NĂ©nĂšne, vient parfois chercher le litre de lait que sa mĂšre, une des nombreuses veuves de guerre de la commune, prĂ©posĂ©e au balayage de l’Ă©cole, a coutume d’acheter Ă  ma « mĂ©mé ». Mon pĂšre en effet travaille maintenant aux forges de Gueugnon, distantes d’une bonne quinzaine de kilomĂštres qu’il parcourt matin et soir Ă  vĂ©lo ; je viens de temps en temps passer quelques jours dans l’appartement que mes parents louent Ă  la vieille maman du maire de Digoin. AprĂšs le passage voĂ»tĂ© qui donne sur la rue, un jardinet prĂ©cĂšde la maison d’une autre voisine, Madame Sablier, qui me cajole et me donne des biscuits. C’est de Digoin que date ma dĂ©couverte, si l’on peut dire, du cinĂ©ma ; je ne me rappelle qu’une image, celle de soldats d’opĂ©rette dĂ©filant au pas qu’on devait plus tard appeler « le pas de l’oie »  C’est aussi lors d’un de ces sĂ©jours que ma mĂšre m’envoya faire seul une course dans un magasin tout proche. Sur le chemin du retour, je suis interpellĂ© par le maire qui m’a reconnu ; il me parle gentiment et, remarquant mes yeux toujours rouges, observe que mes parents devraient bien consulter un oculiste ; Ă  quoi j’aurais rĂ©pondu : « Monsieur, mes parents savent bien ce qu’ils ont Ă  faire ». RapportĂ©e, cette repartie sera interprĂ©tĂ©e comme un signe de prĂ©coce vivacitĂ© d’esprit, mais aussi d’un aplomb que j’Ă©tais loin de ressentir et d’une effronterie que je ne voulais pas y mettre.

Échos de la commune : poùmes et chansons

Anthologie réalisée et présentée par Alain Bandiéra

Hier

Rares sont les Ă©crivains qui se sont dĂ©clarĂ©s favorables Ă  la Commune. Victor Hugo lui-mĂȘme, qui Ă©crivit « l’annĂ©e terrible Â» dans laquelle il Ă©voque les Ă©vĂ©nements de la semaine sanglante, avait une position Ă©quivoque ; il accueille cependant dans son refuge Ă  Bruxelles les rĂ©fugiĂ©s fuyant la rĂ©pression des Versaillais.

Mais on retiendra le soutien apportĂ© aux Communards par Arthur Rimbaud, « insurgĂ© Â» dans l’Ăąme, et par Jules VallĂšs qui dans son roman – prĂ©cisĂ©ment intitulĂ© « l’insurgĂ© Â» – cĂ©lĂšbre la mission insurrectionnelle de l’Ă©criture.

Arthur Rimbaud :

un jour j’espĂšre [
] je serai un travailleur.
C’est l’idĂ©e qui me retient quand les colĂšres
folles me poussent vers la bataille de Paris,
oĂč tant de travailleurs meurent
pendant que je vous Ă©cris !

Arthur Rimbaud
(Lettre Ă  son professeur)

Les Mains de Jeanne-Marie (Extraits)

La commune : un creuset d’Ă©mancipation fĂ©minine

On se souvient de Louise Michel (passionaria de la commune : voir notre prĂ©cĂ©dent numĂ©ro) mais bien des femmes se distinguent dans la rĂ©volte communarde : elles sĂšment le grain de l’Ă©mancipation fĂ©minine qui, par la suite, connaĂźtra de grandes avancĂ©es. Les Versaillais les appellent « les femelles Â» ou « les pĂ©troleuses Â» et Alexandre Dumas fils Ă©crit Ă  leur sujet « nous ne dirons rien de leurs femelles par respect pour les femmes Ă  qui elles ressemblent – quand elles sont mortes Â» Parmi ces femmes, nombreuses sont celles – dont Louise Michel – qui nous ont laissĂ© chansons et poĂšmes inspirĂ©s de leurs combats; dans Le ProlĂ©taire du 15 mars 1871, Émile Picard (*) leur rend un vibrant hommage : 

(*) Mathématicien français
En date du 10 mai 1871, les membres de la Commune du XIe arr. de Paris dĂ©signĂšrent E. Picard pour faire partie du bureau militaire de la XIe lĂ©gion fĂ©dĂ©rĂ©e (J.O. Commune, 11 mai).
Picard collabora au ProlĂ©taire, « organe des revendications sociales (XIe arr.) Â».
                                                      

En leur honneur posthume, une association fĂ©ministe de Marseille Ă©crit « la chanson des pĂ©troleuses sur l’air de « La Carmagnole Â».

PostĂ©ritĂ© de Jean-Baptiste ClĂ©ment :

Écrite par Jean-Baptiste ClĂ©ment, la chanson « le temps des cerises Â», qui connaĂźt une postĂ©ritĂ© considĂ©rable, est crĂ©Ă©e en 1866, bien avant la Commune, dont elle est devenue l’hymne quasiment officiel. En rĂ©alitĂ©, son auteur la dĂ©dia Ă  une jeune communarde rencontrĂ©e sur les barricades ; le poĂšte lui-mĂȘme explique sa dĂ©dicace :

« Nous sĂ»mes seulement qu’elle s’appelait Louise et qu’elle Ă©tait ouvriĂšre. Naturellement, elle devait ĂȘtre avec les rĂ©voltĂ©s et les las-de-vivre. Qu’est-elle devenue ? A-t-elle Ă©tĂ©, avec tant d’autres, fusillĂ©e par les Versaillais ? N’Ă©tait-ce pas Ă  cette hĂ©roĂŻne obscure que je devais dĂ©dier la chanson la plus populaire de toutes celles que contient ce volume ? »

Le caractĂšre douloureux de la derniĂšre strophe pourrait – aux dires des exĂ©gĂštes – expliquer la relation faite entre la Commune et la chanson exprimant la nostalgie d’espoirs perdus :

J’aimerai toujours le temps des cerises
C’est de ce temps-lĂ  que je garde au cƓur
Une plaie ouverte
Et Dame Fortune, en m’Ă©tant offerte
Ne saura jamais calmer ma douleur
J’aimerai toujours le temps des cerises
Et le souvenir que je garde au cƓur

C’est dans « la semaine sanglante Â» qu’il manifeste avec vĂ©hĂ©mence son soutien aux rĂ©voltĂ©s : La Semaine Sanglante

Sauf des mouchards et des gendarmes,
On ne voit plus par les chemins,
Que des vieillards tristes en larmes,
Des veuves et des orphelins.
Paris suinte la misĂšre,
Les heureux mĂȘmes sont tremblants.
La mode est aux conseils de guerre,
Et les pavés sont tout sanglants.

Refrain
Oui mais !
Ça branle dans le manche,
Les mauvais jours finiront.
Et gare ! Ă  la revanche
Quand tous les pauvres s’y mettront.
Quand tous les pauvres s’y mettront.

Les journaux de l’ex-prĂ©fecture
Les flibustiers, les gens tarés,
Les parvenus par l’aventure,
Les complaisants, les décorés
Gens de Bourse et de coin de rues,
Amants de filles au rebut,
Grouillent comme un tas de verrues,
Sur les cadavres des vaincus.

Refrain

On traque, on enchaĂźne, on fusille
Tous ceux qu’on ramasse au hasard.
La mÚre à cÎté de sa fille,
L’enfant dans les bras du vieillard.
Les chĂątiments du drapeau rouge
Sont remplacés par la terreur
De tous les chenapans de bouges,
Valets de rois et d’empereurs.

Refrain

Nous voilà rendus aux jésuites
Aux Mac-Mahon, aux Dupanloup.
Il va pleuvoir des eaux bénites,
Les troncs vont faire un argent fou.
DÚs demain, en réjouissance
Et Saint-Eustache et l’OpĂ©ra
Vont se refaire concurrence,
Et le bagne se peuplera.

Refrain

Demain les manons, les lorettes
Et les dames des beaux faubourgs
Porteront sur leurs collerettes
Des chassepots et des tambours
On mettra tout au tricolore,
Les plats du jour et les rubans,
Pendant que le héros Pandore
Fera fusiller nos enfants.

Refrain

Demain les gens de la police
Refleuriront sur le trottoir,
Fiers de leurs Ă©tats de service,
Et le pistolet en sautoir.
Sans pain, sans travail et sans armes,
Nous allons ĂȘtre gouvernĂ©s
Par des mouchards et des gendarmes,
Des sabre-peuple et des curés.

Refrain

Le peuple au collier de misĂšre
Sera-t-il donc toujours rivĂ© ?
Jusques Ă  quand les gens de guerre
Tiendront-ils le haut du pavĂ© ?
Jusques Ă  quand la Sainte Clique
Nous croira-t-elle un vil bĂ©tail ?
À quand enfin la RĂ©publique
De la Justice et du Travail 

Refrain

On peut se demander si un texte aussi subversif, aussi ouvertement insolent Ă  l’Ă©gard des institutions, aurait aujourd’hui « droit de citĂ© Â» …

RenommĂ©e de l’Internationale

La cĂ©lĂ©britĂ© de ce chant Ă©minemment rĂ©volutionnaire, et composĂ© pendant la Commune, Ă©clipse un peu le reste de l’Ɠuvre de son parolier, EugĂšne Pottier. D’autres textes cĂ©lĂšbrent aussi l’idĂ©al socialiste qui parcourt la fin du 19Ăš siĂšcle. Ainsi BenoĂźt Malon publie, le 11 juin 1870, dans le journal « le Socialiste Â», « un chant socialiste Â» oĂč Ă©clate l’espoir d’un monde meilleur et de « ces lendemains qui chanteront Â».

Quant Ă  EugĂšne Pottier, il confie Ă  la postĂ©ritĂ© (voire Ă  l’Ă©ternitĂ©) la gloire et la mĂ©moire de cette rĂ©volution Ă©phĂ©mĂšre que fut la Commune, convaincu « qu’elle n’est pas morte Â»

Retrouvez l’intĂ©gralitĂ© des 5 textes en photos en cliquant sur ce lien

Aujourd’hui

Il semblerait que la commĂ©moration des 150 ans de la Commune ranime en mĂȘme temps que le souvenir de la barbarie qui l’a rĂ©primĂ©e, les idĂ©es fortes de sa signification. A lire les textes de l’Ă©poque, on mesure qu’elle fĂ»t marquĂ©e en quelques jours par une flambĂ©e des revendications rĂ©volutionnaires dans la lignĂ©e de 89 et des LumiĂšres. Les rebelles de mai 68 ne s’y trompent pas et s’y rĂ©fĂšrent dans leurs slogans.

Aujourd’hui, un grand nombre de chanteurs ont mis « le temps des Cerises Â» dans leur rĂ©pertoire. Marc Ogeret, en 1968, enregistre un disque intitulĂ© « autour de la Commune : 1846/1888 Â» qui rĂ©unit les chants rĂ©volutionnaires de l’Ă©poque.

Jean Ferrat enfin – et toujours – ouvertement fidĂšle Ă  ses convictions politiques, rend un fervent Ă  la Commune et Ă  ses chantres ; C’est en 1971, Ă  l’occasion du centenaire de l’Ă©vĂ©nement que le chanteur enregistre « la commune Â» oĂč se conjuguent avec talent la subversion et la poĂ©sie.

Jean Ferrat
LA COMMUNE

Paroles : Georges Coulonges

Il y a cent ans commun Commune
Comme un espoir mis en chantier
Ils se levĂšrent pour la Commune
En Ă©coutant chanter Pottier
Il y a cent ans commun Commune
Comme une Ă©toile au firmament
Ils faisaient vivre la Commune
En écoutant chanter Clément

C’Ă©taient des ferronniers
Aux enseignes fragiles
C’Ă©taient des menuisiers
Aux cent coups de rabots
Pour défendre Paris
Ils se firent mobiles
C’Ă©taient des forgerons
Devenus des moblots

Il y a cent ans commun Commune
Comme artisans et ouvriers
Ils se battaient pour la Commune
En Ă©coutant chanter Pottier
Il y a cent ans commun Commune
Comme ouvriers et artisans
Ils se battaient pour la Commune
En écoutant chanter Clément

Devenus des soldats
Aux consciences civiles
C’Ă©taient des fĂ©dĂ©rĂ©s
Qui plantaient un drapeau
Disputant l’avenir
Aux pavés de la ville
C’Ă©taient des forgerons
Devenus des héros

Il y a cent ans commun Commune
Comme un espoir mis au charnier
Ils voyaient mourir la Commune
Ah! Laissez-moi chanter Pottier
Il y a cent ans commun Commune
Comme une Ă©toile au firmament
Ils s’Ă©teignaient pour la Commune
Écoute bien chanter ClĂ©ment

Signalons que Georges Coulonges, parolier de cette chanson, a Ă©crit un roman intitulĂ© « Les boulets rouges de la Commune Â».

Faut-il penser que c’est Ă  cause de ce texte – et de bien d’autres, plus insolents encore –, et parce que le chanteur-poĂšte n’a jamais ouvert « la porte Ă  droite Â», que le gouvernement de Sarkozy n’a pas daignĂ© envoyer un reprĂ©sentant aux obsĂšques du grand poĂšte français ? Le peuple de gauche cependant ne lui a pas fait dĂ©faut rĂ©alisant les vĂ©ritables obsĂšques nationales que Jean Ferrat mĂ©ritait : s’il est encore des hĂ©ritiers spirituels de la Commune, il en fait partie.

Loisirs

« CrĂ©nom Baudelaire » Jean TeulĂ© – Mialet Barrault, Éditeurs

par Marcel Col

On cĂ©lĂšbre cette annĂ©e le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire (9 avril 1821). En tĂ©moignent plusieurs Ă©tudes rĂ©centes, rĂ©Ă©ditions et publications bibliographiques, que l’on peut trouver dans toutes les librairies. Jean TeulĂ© que l’on connaĂźt comme journaliste mais aussi comme romancier, s’est livrĂ© de son cĂŽtĂ© Ă  une mise en scĂšne littĂ©raire (c’est bien le moins !) de la vie et de l’Ɠuvre de cet auteur qu’on peut juger pour l’une et l’autre Ă©galement scandaleuses.

Le roman, car c’en est un avec les libertĂ©s que s’autorise un romancier, suit les Ă©pisodes de l’Ă©criture des « Fleurs du mal Â» et de leur publication controversĂ©e (certains poĂšmes ont Ă©tĂ© interdits) avec l’aide de l ‘Ă©diteur Auguste Poulet-Malassis que le poĂšte interpellait grossiĂšrement avec le sobriquet de « Coco Mal PerchĂ© Â» 
 C’est quand mĂȘme l’Ă©diteur qui a fait Ă  la place de l’auteur de la prison pour dettes !

Tout commence si l’on peut dire selon TeulĂ©, dans l’Ă©glise de l’Institut-couvent Saint Jean-et-Sainte Elisabeth de Bruxelles oĂč le jeune Charles s’Ă©bahit devant le portrait d’une Vierge Ă  l’enfant peinte vaguement façon Renaissance et « ne fixe son regard que sur le cul de la Marie mis trĂšs en Ă©vidence par un souffle de vent pĂ©nĂ©trant dans l’Ă©table et plaquant la robe translucide… Â»

CrĂ©nom ! CrĂ©nom !

TrĂšs jeune, Charles Baudelaire voit avec dĂ©sespoir sa mĂšre adorĂ©e, devenue veuve, Ă©pouser un certain Jacques Aupick, chef de bataillon scintillant de l’Ordre de Saint-Louis 
 et promis Ă  une brillant avenir politique. Il se rebelle contre une sociĂ©tĂ© bien Ă©levĂ©e qu’il passera le reste de sa vie Ă  injurier : « Il rĂšgne ici une destruction. Chers mignons, vous puez tous la mort ! O squelettes musquĂ©s ! Â» lance-t-il un jour aux invitĂ©s de son beau-pĂšre.

Le rĂ©cit de Jean TeulĂ© est Ă©maillĂ© des poĂšmes illustrant avec le talent que l’on sait les divers Ă©pisodes de cette existence fiĂ©vreuse et agressive : « Une charogne Â», « L’albatros Â», « A une passante Â», « Les petites vieilles Â» ou « L’invitation au voyage Â»â€Š

 Â« Mon enfant, ma sƓur, 
Songe Ă  la douceur
D’aller lĂ -bas vivre ensemble… Â».

Baudelaire mĂšne une vie de dĂ©bauchĂ© : l’alcool, les drogues de son temps et surtout les femmes dont un lecteur croisĂ© dans la rue me disait l’autre jour qu’ « il serait de nos jours lourdement condamnĂ©… Â»

Ses « conquĂȘtes Â» sont surtout des prostituĂ©es mais une seule comptera vĂ©ritablement, c’est Jeanne Duval une comĂ©dienne mulĂątresse « Ă  la grĂące molle et sĂ©ductrice Â» avec laquelle il se marie et qu’il suit jusqu’Ă  la fin. TeulĂ© raconte qu’au moment oĂč le poĂšte pousse son dernier soupir elle rĂŽde, se guidant le long d’un mur, presque aveugle et Ă  moitiĂ© folle
 Et il emprunte Ă  Verlaine ces quelques vers des PoĂšmes saturniens : « Si vous la rencontrez, bizarrement parĂ©e [
]  Messieurs ne crachez pas de jurons ni d’ordure [
]  Cette bohĂšme-lĂ  c’est mon tout, ma richesse [
]  Et qui dans ses deux mains a rĂ©chauffĂ© mon cƓur Â» 


On voit aussi dĂ©filer avec Baudelaire toute une sociĂ©tĂ© d’artistes : Daumier, Courbet qui dut faire et refaire plusieurs fois le portrait du poĂšte avec sa maĂźtresse… puis sans elle… puis avec elle
 au grĂ© des amours et des ruptures du couple. On croise aussi Berlioz, Delacroix, ThĂ©ophile Gautier, le photographe Nadar, les frĂšres Goncourt et l’ami et conseiller de toujours Charles Asselineau… Et nous empruntons Ă  Laurence CoupĂ©rier du journal La Montagne ce commentaire final : « […] Ă§a jure, ça pue, ça crie, ça tire le diable par la queue, ça crĂšve de la petite vĂ©role [
] Cette boue de Paris dont le poĂšte des Fleurs du Mal voulait faire de l’or a des relents de charogne et la poĂ©sie est au rendez-vous Â» (La Montagne du 3 janvier 2021) 

Coronavirus (Tragédie Antique) IV

NĂ©ron (seul)
Donc il faut du tissu pour mettre sur le nez ?
Et qui n’en aura pas pourra me condamner !
Mais si j’en donne au peuple, Ă  chacun, Ă  chacune,
en grand triomphateur, je monte Ă  la tribune.
Du tissu, du tissu ? Tiens, y’a bien ces pĂ©plums
que j’avais commandĂ©s pendant les soldes Ă  Rome
Cassanus entre

Cassanus
Ave CĂ©sar, celui qui va servir et salue

NĂ©ron
Dis-moi donc Cassanus avons-nous bien reçu
les tuniques de femme s’agrafant sur l’Ă©paule
destinĂ©es aux Ă©pouses de nos soldats en Gaule ?

Cassanus
Tu parles des pĂ©plums ? On les a bien reçus
et la facture salĂ©e bien accrochĂ©e dessus !
C’est pour les garnisons de la rĂ©gion bretonne
oĂč on a bien du mal avec les autochtones
qui nous ridiculisent en bandes dessinĂ©es…

NĂ©ron
Sont dĂ©jĂ  dans leurs bulles, sont dĂ©jĂ  confinĂ©s !
Ils sont forts ces Gaulois ! Bon ! Gardons ces pĂ©plums
on va en faire des masques pour la ville de Rome
et si ça suffit pas, dĂ©coupons les vĂ©lums !

Cassanus
HĂ© CĂ©sar â€Š veni, covidi, vĂ©lum !

NĂ©ron
On parlait Ă  l’instant de ce pays gaulois
oĂč l’on n’arrive pas Ă  imposer nos lois
Continue, Cassanus, tes blagues Ă  la con
si tu veux, pour le Nord, franchir le Rubicon.

NĂ©ron – Brutus

NĂ©ron
Prends un siĂšge Brutus et Ă©coute-moi bien
ce que je te propose peut changer ton destin.
Nous sommes toi et moi les mains d’un mĂȘme corps

Brutus
Je te suis dévoué au delà de la mort

NĂ©ron
Tu me connais assez pour savoir que m’obsĂšde
ce dĂ©sir matricide qu’Agrippine dĂ©cĂšde
et voilĂ  l’occasion et voilĂ  le crĂ©neau
pour me débarrasser de cette vieille peau
Le coronavirus, ce Covid 19
me met entre les mains un assassin tout neuf
un sicaire inconnu dans la cité romaine
qui en prenant sa vie va ranimer la mienne

Brutus
Tu veux tuer Agrippine ?…

NĂ©ron
…oui, je veux tuer la mĂšre
pour ĂȘtre le seul diable Ă  diriger l’Enfer
Agrippine est usée mais ambitieuse encore
elle n’a pas renoncĂ© Ă  ĂȘtre impĂ©rator
car si elle a ƓuvrĂ© pour m’obtenir le trĂŽne
c’est qu’elle veut gouverner Ă  travers ma personne

Brutus
On sait bien qu’Agrippine ne ferait pour son fils
aux barbecues de Rome cadeau d’une saucisse
que si elle t’a portĂ© vers la vie dans son corps,
dans son cƓur elle ne porte, NĂ©ron, qu’un enfant mort
Que veux-tu que je fasse ? Je le ferai…

NĂ©ron…
                                                 …Brutus                 
Lui mettre dans le corps ce coronavirus
lui mettre ce poison dans le sang dans le cƓur
jusqu’Ă  ce que, Brutus, la bĂȘte meure !

Brutus
Tu veux la faire piquer par un vétérinaire ?

NĂ©ron
Personne n’oserait s’approcher de ma mĂšre
surtout qu’elle veut faire croire – est-ce vrai, est-ce ruse ? –
qu’elle aurait contractĂ© le coronavirus

Brutus
Il suffit donc d’attendre qu’elle lĂšve les sabots                                  

NĂ©ron
Non, non, il faut battre le fer quand il est chaud !
Une idĂ©e m’est venue en voyant les maniĂšres
qu’elle faisait ici-mĂȘme Ă  un beau lĂ©gionnaire,
NommĂ© Raymond !…  

Brutus
… Raymond ? Je le connais, Raymond
C’est un oiseau coureur qu’on surnomme Apollon,
un coq de village, crĂȘte toujours dressĂ©e

NĂ©ron
(il n’est crĂȘte de coq qu’on ne cĂąline assez)
… et c’est un discoureur, un joueur de mandoline
mais il a l’avantage de plaire Ă  Agrippine.
Tu trouves un bon prétexte pour le faire vacciner
liquide à forte dose et bien contaminé
Je saurai Ă  ta solde ajouter un bonus
si tu fais de Raymond un coronaphallus

Brutus
Ce gaillard vigoureux ? Il est mince il est beau…

NĂ©ron
et saura du cheval faire lever les sabots !
Agrippine, on le sait, a du tempérament
et chaque nuit elle fait son test … amant !
Je vais lui ajouter un petit codicille
comme quoi elle fait don de son corps aux bacilles
Mets-les en relation et je prends le pari
que son Raymond bientĂŽt changera d’Ă©curie.

Brutus
Mais le confinement ? Le mÚtre de distance ?

NĂ©ron
Quand t’as le diable au corps ça n’a pas d’importance
Quand t’as le diable au corps et le feu au derriĂšre
Tu ne te soucies pas de ces gestes barriÚres !

Brutus
Oui, je ferai NĂ©ron ce que tu me demandes
mais si on me surprend, tu fais sauter l’amende ?

NĂ©ron
Fais sauter Agrippine et fais sauter son gringue
et n’oublie pas aprĂšs de jeter la seringue !

Brutus
Tu peux me faire confiance. Je prends la chose en main
dans le cƓur de Brutus coule le sang romain

NĂ©ron
Je sais que les Brutus sont Romains renommés
depuis que le grand Jules vous l’avez rĂ©tamé !
Mais je ne te hais point. Va, cours et fais en sorte
qu’aux ides de septembre, Agrippine soit morte !

Brutus
Quoi ? Septembre ? Ça fait court ! On est au mois d’avril !

NĂ©ron (touchant son glaive)
Peut-ĂȘtre voudrais-tu en dĂ©couvrir le fil ?                                                                                                              

Brutus sort        

             

L’encadrĂ© des lecteurs bĂ©nĂ©voles de Lire et faire lire

Dans le cadre (!) des rencontres dĂ©partementales de Lire et faire lire, il a Ă©tĂ© proposĂ© aux lecteurs qui le souhaitaient de prendre la pose afin de prĂ©senter l’album jeunesse qu’ils aimaient particuliĂšrement partager avec leur jeune auditoire.

Avec les remerciements de Fotografix.

FORUM

Les mots du colonialisme

par Alain Bandiéra

« La nĂ©gresse chante Â» Ă©crit Jean-Paul Sartre dans les derniĂšres pages de son roman « la NausĂ©e Â», paru en 1938. Dans la chanson « Monsieur William Â» composĂ©e en 1950 par Jean Roger Caussimon, on trouve les paroles suivantes :

« Il lŽentraßna à lŽhÎtel de la pÚgre mais un nÚgre a voulu prendre la femme
Monsieur William, hors de lui,
lui a donné des coups de parapluie
Oui mais le nĂšgre dans le noir
lui a coupé le cou en deux coups de rasoir »,
paroles qui vĂ©hiculent l’image du Noir lubrique et sauvage, Ă  l’origine – et cela depuis l’antiquitĂ© –de toutes les reprĂ©sentations pĂ©joratives du peuple africain.

Faut-il pour autant brĂ»ler le livre de Sartre, briser le disque de Caussimon, en empĂȘcher et la lecture et la diffusion ?

Une vĂ©ritable hystĂ©rie de la repentance agite certaines associations qui traquent le moindre signe d’un racisme anti-noir, au nom des droits de l’homme et d’un anti-colonialisme -par ailleurs tout Ă  fait louable.

Agatha Christie a failli faire les frais de cette chasse Ă  l’injure raciale parce qu’elle a multipliĂ© par dix, dans le titre d’un roman cĂ©lĂšbre, le terme de NĂšgre jugĂ© injurieux.

Une mĂ©saventure posthume frappe d’opprobre la trĂ©pidante chanteuse belge Annie Cordy : parce qu’elle a interprĂ©tĂ© « Chaud, chaud Cacao Â» dans un clip oĂč les costumes, les mimiques et les onomatopĂ©es Ă©voquent – sans mĂ©chancetĂ© – les mƓurs (gastronomiques) et les tics de langage de nos amis africains ; ce dont personne, jusque lĂ  – pas mĂȘme les Africains – ne songeait Ă  s’offusquer. Cependant, les farouches tenants de l’anticolonialisme refusent qu’un boulevard soit baptisĂ© du nom de la chanteuse. De nombreux fantaisistes noirs font pourtant aujourd’hui les dĂ©lices du public français et n’hĂ©sitent pas Ă  se parodier eux-mĂȘmes en jouant des reprĂ©sentations qui les ont souvent caricaturĂ©es,

Depuis longtemps aussi, voulant dĂ©noncer l’exploitation dont les noirs ont Ă©tĂ© victimes, on a violemment fustigĂ© la publicitĂ© pour un chocolat en poudre, crĂ©Ă©e en 1914, figurant encore sur des boĂźtes mĂ©talliques qui font la joie des collectionneurs ; On y voit le visage d’un Noir, particuliĂšrement hilare, coiffĂ© de la traditionnelle fez rouge Ă  pompon, et cĂ©lĂ©brant avec gourmandise les vertus du cacao ; il faut reconnaĂźtre l’efficacitĂ© du slogan publicitaire passĂ© Ă  la postĂ©ritĂ© « Y’a bon Banania Â».

On ne dira jamais assez l’importance du contexte. La publicitĂ© pour Banania a beau cumuler un certain nombre de stĂ©rĂ©otypes – en particulier la pratique infantile de la langue française par les Africains, elle Ă©tait en vĂ©ritĂ© un hommage rendu aux tirailleurs sĂ©nĂ©galais qui avaient combattu avec l’armĂ©e française et qui, dĂ©filant pour la premiĂšre fois Ă  Paris en juillet 1913, avaient fait trĂšs vive impression.

Il ne s’agit pas de faire l’apologie du colonialisme, dont on a largement dĂ©noncĂ© les mĂ©fait : voir Ă  ce sujet le cinĂ©ma dei RenĂ© Vautier ; il ne s’agit pas de banaliser l’ignominie de l’esclavage ; il ne paraĂźt pas salutaire toutefois de proclamer la nĂ©cessitĂ© d’une repentance historiquement dĂ©placĂ©e qui, dans un contexte de crise, a souvent pour consĂ©quences d’Ă©veiller les rancƓurs et les ressentiments belliqueux: et c’est alors que, paradoxalement, le racisme surgit alors qu’on voulait le combattre. Les jeunes gĂ©nĂ©rations n’ont pas Ă  souffrir la consĂ©quence des crimes d’une histoire rĂ©volue; personne ne songerait aujourd’hui Ă  exiger du peuple allemand qu’il prĂ©sente des excuses aux Français au sujet de l’Occupation ; la permanence de l’antifascisme est une autre question et relĂšve d’une autre Ă©thique, et d’une autre urgence.

On ne dira jamais enfin l’importance du langage dans la construction des stĂ©rĂ©otypes. Ainsi le mot nĂšgre, Ă  connotation pĂ©jorative depuis les traites nĂ©griĂšres du XVIIĂšme siĂšcle, est issu – en toute innocence – du terme latina « niger » qui a donnĂ© le mot noir.,et qu’on retrouve dans l’espagnol « nĂ©grito » dĂ©signant le petit enfant de couleur ; on parle toujours de l’art nĂšgre sans intention blessante. L’influence du christianisme, Ă  partir du Moyen Age associe la couleur blanche Ă  la puretĂ©, et la couleur noire au pĂ©ché : l’opposition tenace fonde tous les grands conflits raciaux qui ont bouleversĂ© l’Occident. Au XXĂšme siĂšcle enfin, AimĂ© Cesaire rĂ©habilite le mot « NĂšgre » et affirme que la NĂ©gritude participe de la civilisation et de l’humanitĂ©.

Il trace ainsi la voie d’un humanisme vĂ©ritable et d’une authentique Ă©galitĂ© entre tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Qu’on me permette d’Ă©voquer une anecdote personnelle illustrant l’humour involontaire de la langue et de la parole, souvent Ă©maillĂ©e de stĂ©rĂ©otypes ethniques peu flatteurs. J’avais pour camarade d’Ă©tude un Africain prĂ©nommĂ© Abraham. Nous prĂ©parions ensemble ce redoutable certificat de grammaire et philologie française qui exigeaient des Ă©tudiants un travail colossal. Un matin, au terme d’une nuit de rĂ©visions harassantes en vue d’un partiel, je retrouvai mon ami Abraham dans le hall de la fac, avenue Carnot ; me prĂ©cipitant vers lui, je m’Ă©crie « Abraham, j’ai travaillĂ© comme un nĂšgre » ; et lui de riposter « Et moi j’ai passĂ© une nuit blanche ». Par bonheur, personne ne nous avait entendus.