Auvergne laïque n° 485 - juillet 2020 / DDEN

Confinement, inégalités scolaires et école à la maison

par Anne-Marie Doly, pour l’UD DDEN 63

Deux tribunes parues dernièrement qui concernent l’école du confinement auxquelles ont retenu notre attention. On peut leur adjoindre le dernier ouvrage de B. Lahire sur les inégalités scolaires cité dans l’une des tribunes, et un texte de l’AEF)[1] qui vante les mérites de « l’école à la maison », revisitée pour un usage futur.   

La première tribune, Pour une école de l’émancipation, est de Myriam Martin, élue, enseignante en lycée professionnel, met en question la « continuité pédagogique » vantée par le ministre Blanquer que permettrait l’école à la maison. La seconde émane de hauts fonctionnaires (DASEN, inspecteurs généraux, cadres du ministère) qui « dénoncent le projet réactionnaire » du ministre. Toutes deux convergent dans une vive critique de l’action éducative du gouvernement qui utilise à la fois un « management autoritaire », « un double discours permanent », « des formules d’affichages » et « un immense mensonge » pour mettre en œuvre des réformes qui, au contraire de ce qu’elles déclarent, « ne font qu’augmenter les inégalités ».

« Nous observons consternés, disent les hauts fonctionnaires, un système éducatif détourné de ses fondements républicains et de ses valeurs et ne pouvons nous taire » devant la « mise au pas » idéologique du ministre. Cette mise au pas « astreint cadres et enseignants à suivre des guides pédagogiques (…) au mépris de leur expertise ». Elle « renvoie les enseignants du premier degré au statut de simple exécutants aux ordres » « suspendus à des préconisations d’une neuroscience devenue toute puissante ». Elle détruit peu à peu l’enseignement professionnel au profit des formations privées et le ferme sur lui-même en supprimant des enseignements généraux, interdisant ainsi aux élèves qui le suivent de pouvoir changer de filière ou de poursuivre des études longues. Elle réduit la formation à la citoyenneté « à une formule d’affichage », « le respect d’autrui », qui, précisons-le, est une formule « morale» et non civique, formule « réservée à la communication ministérielle ». Elle « érige les neurosciences au rang de nouvelle doctrine pédagogique au détriment du savoir-faire des enseignants », comme si l’école avait attendu les neurosciences pour alphabétiser la population au début du XXème siècle. Elle « fait du numérique, (…) l’alpha et l’oméga de la pensée pédagogique (…) offrant l’échec scolaire en marché aux éditeurs et aux opérateurs privés ». Elle proclame enfin « l’importance future de l’enseignement à distance » dont le confinement, selon le ministre, a montré les vertus, en assurant une « continuité pédagogique », dont la seconde tribune nie justement la réalité.

« Comment peut-on parler de continuité pédagogique quand il n’y a plus classe ? », interroge Myriam Martin.

Il y a tout d’abord les problèmes de connections et de manque d’ordinateurs qui s’ajoutent au manque de lieu propice à l’étude et à l’incompétence de parents à aider leurs enfants et à comprendre les documents envoyés, aux tensions familiales engendrées. C’est bien plus des 5% d’élèves, qui en font déjà 600 000, déclarés par le ministre, qui ont eu des problèmes matériels, sociaux et culturels pour faire l’école à la maison et ce sont en très grande majorité des enfants de milieux défavorisés. Notons aussi que les professeurs ont dû utiliser leur équipement personnel pour faire cette école à distance, ce qui n’a pas toujours été facile, surtout que certains n’ont pu « disposer d’outils institutionnels facilitant leur travail ». On le voit, la classe à la maison, loin d’assurer une continuité pédagogique, ne fait que creuser les inégalités.

Pour apprécier le hiatus, explique l’auteure, il faut d’abord comprendre ce qu’est un cours en classe. « C’est un tout : des élèves, un enseignant, une mise en musique pédagogique, de l’émulation, de l’interaction, du débat. L’attention portée à tous les élèves et en particulier à ceux qui manifestent le besoin d’une aide plus soutenue, d’explications répétées, reformulées ». Notons bien cette aide spécifique apportée par le professeur, formé pour cela, faite d’explication, de répétition et de reformulations à des élèves dont il s‘efforce, par ses questionnements et son expérience d’enseignement, de comprendre la difficulté : qu’est-ce, précisément, qu’ils ne comprennent pas, se demande-t-il sans cesse pour « ajuster » son intervention. Tout cela ne peut se faire à la maison comme le révèlent les enquêtes de la FCPE. « Etre enseignant est un métier à part entière », voilà ce que les parents, dont « l’opinion sur le travail des professeurs s’est améliorée » ont compris de l’expérience obligée d’école à la maison.

Ce que fait apparaître ce confinement, c’est que, « l’école est en réalité vectrice d’égalité » et que « sans cette école même imparfaite », dont tous les acteurs, professeurs, directeurs et inspecteurs, « défendent les principes républicains d’une école pour tous les élèves, il n’y a plus d’égalité de traitement ». Il ne peut y avoir de classe à la maison, tout au plus y a-t’il eu un palliatif au manque d’école, ce qui est mieux que rien, mais qui a nettement mieux fonctionner pour les enfants de milieux favorisés, qui, au-delà de la question matérielle, jouissent déjà de ce qui facilite les apprentissages comme l’explique le sociologue B. Lahire [2]

Dans son dernier ouvrage, l’enquête menée auprès d’élèves de grande section de maternelle, révèle que si « les enfants vivent au même moment dans la même société, ils ne vivent pas dans le même monde ».

Les inégalités sont présentes dès la petite enfance et se fabriquent dans la famille dès le départ. Elles touchent tous les domaines : le corps et la manière dont on le vit et l’utilise, la santé, l’alimentation, les loisirs et les pratiques culturelles, l’autorité dans sa forme (comment s’exerce-t-elle ?) et dans son contenu (quelles sont les règles, les limites [3]). Elles touchent tout particulièrement le langage qui, loin de n’être qu’un outil de communication, est un moyen essentiel du rapport au monde et de sa représentation, un véhicule de la culture. Et la culture, c’est ce qui nous dit ce qu’est le monde où nous vivons en le représentant sous des formes diverses -l’art, les sciences, la littérature, la technologie, Et c’est de la maîtrise de ces représentations que dépend notre capacité de vivre dans ce monde et de s’y dessiner un avenir. La non maîtrise du langage doit donc être comprise, à la fois comme facteur d’échec scolaire et bien au-delà, comme un manque à vivre humainement c’est-à-dire aussi librement, car celui qui ne maîtrise rien du monde où il vit ne peut qu’en être le jouet.

Or l’école républicaine, depuis Condorcet, s’est donnée pour tâche de transmettre à tous les enfants, les éléments de la culture en même temps que les moyens de se l’approprier, y compris après l’école, afin d’émanciper tous les hommes et leur permettre de choisir leur destin notamment en devenant des citoyens. C’est pourquoi l’apprentissage de la langue tient à l’école une place si importante et que sa carence est révélatrice de l’inégalité scolaire et au-delà, des inégalités sociales et culturelles entre les hommes. Mais Lahire précise dès 1993 que ce qui constitue le nœud de l’inégalité et que révèle la carence langagière, ce sont des différences plus fondamentales de mode de pensée.   

Notre culture en effet, n’est plus depuis longtemps à tradition orale, elle se transmet par l’écriture qui met en œuvre des comportements cognitifs spécifiques de type réflexif (on n’écrit pas comme on parle de façon immédiate et peu anticipatrice), c’est cette langue de l’écrit que l’école exige et doit apprendre. C’est celle de la littérature et des sciences, mais déjà celle des livres pour enfants qu’on lit le soir au coucher, c’est celui des problèmes que pose la maîtresse pour faire pousser des lentilles ou nourrir le hamster ; c’est cette langue que le maître utilise pour désigner les parties du corps et de ses mouvements qui vont être en jeu dans la séance de motricité. C’est une langue qui n’est pas seulement «oralisée», mais une langue qui se pense elle-même pour choisir la forme la plus adéquate à la situation, qui anticipe la pensée de l’autre, ses difficultés à comprendre, qui exprime donc une pensée réflexive et critique d’elle-même : c’est celle de l’enfant qui a « tourné, comme demande le maître, sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler ! ». C’est elle qui raconte (« il était une fois … »), qui questionne (« pourquoi Pierre lapin se met -il à courir si vite ? ») et se questionne (« quel terme utiliser pour dire que… »), qui explique et s’explique (« il faut de l’eau pour que la plante pousse », « que signifie tel mot ? »). Et pour mettre en œuvre ces compétences réflexives, cette langue a besoin d’allonger et de complexifier les phrases, de conjuguer les verbes, de coordonner les actions et les propositions qui les portent par des « mots-outils » (conjonctions, relatifs,) de qualifier les objets et les actions par des adjectifs et des adverbes et ainsi de se soumettre aux normes de la grammaire et de la syntaxe. C’est cette langue « métacognitive », qui se contrôle elle-même, qui fait défaut aux familles défavorisées qui ont tendance à vivre « une culture orale », avec des « rapports au monde immédiats », « pragmatiques », « qui visent l’utilité et l’efficacité ». Cette langue de la culture orale vise essentiellement la communication et utilise l’injonction pragmatique (« éteint la télé », « viens manger »), la désignation (« c’est une Peugeot », « elle est rouge ») et se limite aux formes grammaticales et syntaxiques les plus simples (sujet verbe complément). A l’inverse, dans les milieux favorisés, qui sont en phase avec les exigences de l’école, les rapports au monde sont distanciés, réfléchis, contrôlés, et la langue utilisée vise la norme plus que l’utile, : « fais une belle phrase dit le professeur » et « explique-toi » « que veux-tu dire » dit le parent « favorisé ». Ainsi, L’enfant est depuis sa naissance soit dans un monde qui exige de lui et apprend distance, réflexion, contrôle, anticipation, rétrospection, soit dans un monde qui le fait vivre dans l’immédiateté, la recherche de la satisfaction des besoins, de l’utilité. Et ces deux types de rapport au monde sont véhiculés par deux langues très différentes dont l’une seulement est celle de l’école et de la culture. Et il y a bien là inégalité et pas seulement différence car Lahire ajoute que la maîtrise de cette langue et des compétences métacognitives qu’elle véhicule « sont en position de dominer ceux qui ne les maîtrisent pas ».

Voilà pourquoi l’école avec la présence du professeur qui parle cette langue au quotidien, l’apprend spécifiquement ou à l’occasion de son travail littéraire, scientifique, ou d’aide aux élèves, est incontournable. Quand il explique, il fait beaucoup plus qu’augmenter les chances de comprendre, il apprend la langue qui apprend à réfléchir et qui permet de s’approprier la culture.

Alors non, il ne peut y avoir de continuité pédagogique avec l’école à la maison. On comprend pourquoi cette formule ne peut que faire « exploser les inégalités ». Il faut donc cesser, comme le fait le ministre éclairé par le président du Conseil scientifique de l’Éducation nationale, Stanislas Dehaene, d’imaginer qu’elle pourrait devenir, à la lumière de l’expérience positive du confinement, un vrai moyen de faire la classe en remplacement même partiel de celle qui existe. Et attention aux contournements du problème par une certaine recherche dont la société libérale est l’horizon et le fondement comme celle de l’AEF. Conscients en effet du problème que nous avons développé et de l’impossibilité d’une continuité pédagogique, les chercheurs proposent une formule différente empruntée au Canada, celle d’une « continuité éducative », « plus ouverte ».  Le texte de la recherche AEF rapporte le constat de S. Dehaene : « L’avantage du confinement est qu’il a effacé la barrière entre les familles et l’école. On a créé du lien et les familles ont vu ce qu’était enseigner, quel rôle elles pouvaient jouer. Notre idée serait que les enseignants et les familles partagent les mêmes outils. » « À partir d’une expérience contrainte se dessine un modèle proposant une plus grande diversité des modes, des lieux réels ou virtuels, et des temps d’apprentissage ». Et les chercheurs reçoivent déjà nombre de demandes de recherches sur ces questions d’enseignement à distance !

Ainsi, les familles qui éduquent et ne peuvent instruire, c’est-à-dire faire des apprentissages scolaires systématiques, pourraient utiliser des moyens numériques spécifiques de type « culturels » mis à leur disposition par le gouvernement, pour faire des moments d’éducation « culturelle » à la maison dont l’école n’aurait plus à se charger. Elle pourrait alors s’en tenir aux apprentissages fondamentaux qui exigent exercices, répétitions et entrainement, indispensables à l’adaptation des élèves à la demande socio-économique : « combiner des temps en classe articulés avec du travail à distance pourrait préfigurer l’école de demain ». Les avantages sont multiples. Des économies d’abord, avec moins d’heures de classe et moins de professeurs. Mais il y a aussi un bénéfice politique : les parents les plus favorisés qui réussissent le mieux à utiliser ce numérique éducatif, sont aussi ceux qui sont majoritairement le plus « en phase » avec le pouvoir dominant. Ceux qui parviennent plus difficilement à utiliser le numérique et à aider leurs enfants, seront « guidés » par les dispositifs gouvernementaux. Cette éducation numérique ne serait donc que bénéfique à l’ordre social, économique et politique dominant.  

De plus « cela suppose bien sûr plus de souplesse et moins de verticalité dans le pilotage du système éducatif. (…) La situation actuelle devrait inciter à donner un vrai contenu à la notion d’autonomie des établissements ». Ce type « d’hybridation des modèles » permettrait la décentralisation de l’école républicaine, c’est-à-dire en réalité sa destruction et ouvrirait enfin la voie à une école libérale, décentralisée et d’autant mieux contrôlée par le pouvoir politique, qui pourrait plus rapidement et efficacement adapter les élèves à la demande socio-économique. Ainsi s’éloignerait le spectre de l’école républicaine émancipatrice.  

Alors ne nous laissons pas tromper par ces mensonges de post-confinement qui font miroiter une continuité pédagogique qui en réalité n’existe pas et l’école à distance comme une solution aux problèmes des inégalités et de l’échec scolaire. Elle n’est que l’expression de la volonté politique des fossoyeurs de l’école républicaine émancipatrice qui veulent en faire un souvenir des temps anciens.


[1] AEF : Agence Education et Formation est une agence d’information des chercheurs en éducation est proche du ministère et dirigée par R. Soubie, ex conseiller de N. Sarkozy

[2] B Lahire, 2019, Enfance de classe, de l’inégalité parmi les enfants (Seuil)

                     1993, Culture écrite et inégalités scolaires : sociologie de l’échec scolaire à l’école primaire (PUL)

[3]  Les formes et les contenus de l’autorité, la question  des limites, qui jouent un rôle majeur dans l’adaptation des enfants  à leur  vie scolaire et aux apprentissages, sont souvent traités de manière très différente de la famille à l’école, ce qui engendre de graves incompréhensions des élèves qu’ils ne peuvent expliciter, et provoque des comportements inadaptés et rejetés par l’école.