Auvergne laïque n° 487 - mars 2021 / FEDERAL

Bernard Gilliet : le cœur d’un homme

Le grand homme qui vient de nous quitter, à l’âge de 88 ans,  mérite bien et ce titre et le détour par la poésie pour exprimer notre peine. On peut désormais appliquer ce vers d’Aragon « un jour vient où le temps s’est arrêté » à la disparition de notre ami Bernard Gilliet ; sa mort plonge dans la tristesse tous ceux qui l’ont connu, qui l’ont aimé, dont les proches d’une grande famille à qui il vouait une affection immense. De cette famille éplorée, nous partageons le chagrin, et nous présentons nos condoléances à son épouse, Nadine, à ses enfants – dont Bruno qui fut notre collaborateur – et à ses petits-enfants qu’il chérissait tout particulièrement.
Cet homme d’honneur n’aimait pas les honneurs, au point de taire ceux que les institutions lui avaient accordés ; Bernard  aurait peut-être refusé cet hommage que nous tenons à lui rendre, comme un devoir de gratitude. Malgré les tourments de la maladie, il a apporté avec persévérance sa contribution à « Auvergne Laïque » dont il était un membre assidu du comité de rédaction. Il éclairait notre travail par la pertinence et la profondeur de sa réflexion, il l’enrichissait de sa prodigieuse culture et de son expérience, il y exerçait aussi un humour féroce contre tout ce qui bafouait les valeurs pour lesquelles il avait toujours milité. Notre journal fut donc pour ce militant de toute une vie l’ultime épisode de son engagement associatif.
Comme il est difficile de rendre compte de la richesse d’une vie et d’un homme ! La biographie rédigée par ses enfants – qui célèbre un homme d’engagement – et qu’on aura pu lire dans un quotidien local et sur le site de la FAL, évoque une activité intense, dans le domaine de l’éducation, de la vie associative, mais aussi dans le domaine du sport. Les activités deviennent des actes quand elles sont l’incarnation de valeurs, ce que Gérard Chanel, le compagnon de toujours, souligne en évoquant  les vertus immenses de Bernard Gilliet :

« Mes fonctions dans le département m’ont amené à travailler en relation avec Bernard durant plus de 25 années alors qu’il dirigeait les écoles normales et, à titre plus personnel, au sein de la Ligue de l’enseignement […]
Je dirai de Bernard Gilliet ce que chacun lui a reconnu durant sa période d’exercice.
Je dirai que nous perdons un brillant esprit, un homme de conviction, un travailleur infatigable, un homme de grande culture épris de justice, une « plume » qui faisait l’admiration de tous […] oui, nous perdons un grand homme, un humaniste.
Il était bon, et, ce qui n’est pas la moindre des valeurs, d’une rare modestie […] Mais je crois que la modestie est une qualité des grands.
C’est un ami… »

Cet homme de parole(s) – à la parole parfois vigoureuse – était aussi un homme de lettres ; en raison d’abord d’une culture littéraire et historique impressionnante, et parce qu’il se livrait aussi avec bonheur à l’écriture. Le meilleur moyen de lui rendre hommage, de sentir battre le cœur de cet homme de bien, c’est d’entendre sa parole dans les mots qu’il a écrits, avant que le temps, les modes et les nouveaux systèmes de connaissances les frappent d’archaïsme. Dans « Une enfance bourbonnaise », un texte autobiographique, Bernard Gilliet évoque les années des commencements dans le petit village de Diou, où l’on a répandu ses cendres. Témoignage qui ne cède ni à la nostalgie, ni au misérabilisme, et qui ne constitue pas une apologie lyrique de la vie paysanne au milieu du siècle dernier à la manière de Jean Giono ; cette évocation frappe aussi par  sa vérité presque documentaire dans la peinture des hommes, des sites, d’une civilisation « en voie de  timide mutation ».

« […] Les bâtisses sont typiquement bourbonnaises ; au cœur du village leur rez-de-chaussée est assez souvent surmonté d’un étage ; partout leur toit à double pente couvert de tuiles plates délimite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenêtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmonté d’une ou plusieurs cheminée d’où s’échappe une fumée dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncé en fonction de la limpidité de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison […] dispose à l’arrière d’un jardin, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. »

C’est dans cette enfance – particulièrement heureuse, malgré la pauvreté, qui n’est pas la misère, et malgré la guerre – que le jeune Bernard, doué d’une qualité d’observation particulièrement acérée, puisera à la source les leçons, les valeurs et les révoltes qui détermineront toute sa vie.
Et d’abord l’amour que lui ont porté « le pépé et la mémé » : « Pour en revenir à mon enfance, elle fut heureuse parce que je me sentais aimé ». A travers ses grands-parents aimants, il éprouve le goût des humbles, ceux qui travaillent dur pour gagner « le pain des pauvres » ; La belle figure d’un grand-père vaillant sera, dans toute la vie de Bernard, comme une figure de proue :  

« C’était surtout un farouche travailleur […] Il est mort par un beau jour de printemps, dans un champ, en fauchant […] C’était un mois avant mon succès à l’agrégation ; il n’a pas pu danser de joie sur place comme il l’avait fait quatre ans plus tôt quand j’avais débarqué du train sans prévenir pour annoncer ma réussite au concours d’entrée à l’E.N.S. de Saint-Cloud. D’autres hommes – et des femmes – ont encouragé mon appétit pour l’étude, ont tâché de me transmettre leur sens du devoir et de la droiture ; aucun ne m’a marqué autant que lui qui m’a appris la dignité du travail, le respect de la parole donnée et la bienveillance à l’égard d’autrui. »
Au sein de cette société laborieuse, où les paysans et les ouvriers travaillent dur, le jeune Bernard fera très tôt l’expérience de l’injustice, et des luttes qui la contestent. A Digoin, il regarde passer le cortège des grévistes sous le Front Populaire, en même temps qu’il découvre le cinéma : C’est ainsi que Chez Bernard se mêlent toujours étroitement la culture et l’histoire.
« Me voici à Digoin. Avec ma mère nous regardons, depuis le trottoir, défiler des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grève. »
Sensible à l’idéologie communiste, le grand-père lui transmet la conscience de la lutte des classes, sans avoir lu Marx ni Lénine, et qu’il observe dans la société paysanne où s’affrontent toujours  ceux qui travaillent et ceux qui les exploitent :
« Le pépé devait me le dire bien des fois lorsque j’eus l’âge de l’entendre : le travail de la terre, c’est le bagne.
C’est qu’il avait vu de près, dans sa jeunesse, l’oppression dont les paysans sans terre étaient victimes. »
Cette conscience-là, Bernard en sera animé toute sa vie. Le sens de son témoignage, c’est encore la volonté de rendre justice à ceux que la société à condamnés à l’exploitation de l’homme par l’homme, et à la pauvreté.
Il a 7 ans quand éclate la 2è guerre, et la mémé qui a tremblé pour son mari, tremble maintenant pour son fils. L’enfant vivra intensément la période de guerre. L’occupation n’a pas épargné le petit village bourbonnais. Bien que baignant dans la haine du « boche », assimilé au doryphore tueur de récoltes, il ne gardera de cette expérience aucune mémoire belliqueuse ; déjà humaniste, il est justement sensible à la révélation, de la part d’officiers allemands, de leur humaine condition :
« Je revois ce grand sous-officier […] qui paraissait accablé par l’uniforme qu’on l’avait obligé à endosser ; nous apprîmes que dans son village il était pasteur. Ou bien cet autre qui s’arrêta un soir […] au bout d’un moment il sortit de son portefeuille les photographies de sa femme et de ses deux enfants et se mit à pleurer […] « Guerre, gross malheur […] » et il repartit dans la direction de son cantonnement »
Viscéralement pacifiste et antimilitariste dès son enfance, il dénonce dans un autre texte autobiographique le scandale de la torture en Algérie, qu’il refusa, contre toutes pressions, d’exercer. Évidemment converti à la vertu de l’éducation, il confie à ses enfants la postérité de son modeste livret :

« Voici mon garçon :
Ce texte qui date de treize ans mais auquel je n’ai rien changé […] parce que, hélas, » l’humanité » – un mot ambivalent – n’a pas fait depuis soixante ans de progrès vers la véritable « humanité » et que l’homme reste trop souvent, comme l’écrivait un  écrivain romain, « un loup pour l’homme ».  Mais je m’entête à le croire avec Aragon
Un jour pourtant, un jour viendra, couleur d’orange

Un jour de palmes, un jour de feuillages au front,
Un jour d’épaules nues où les gens s’aimeront,
Un jour comme un oiseau sur la plus haute branche.
Je te laisse juge de décider si mon texte peut être utile à tes enfants ; mais je forme des vœux ardents pour que, même si ma génération n’a pas été capable de réaliser notre idéal, ils ne connaissent jamais la barbarie de la guerre. »

Mais c’est l’école qui va définitivement modeler la vocation de Bernard Gilliet. Grâce à son instituteur qui devine ses aptitudes, il découvre la volupté du savoir, l’irremplaçable joie d’apprendre. A cela s’ajoutera la bienveillance d’un bourgeois, employeur de sa mère, qui lui ouvrira sa bibliothèque et développera chez l’enfant le goût irrésistible et définitif de la lecture. Ainsi, cette enfance bourbonnaise, parfois rude, aura marqué pour Bernard Gilliet la naissance d’une vocation dont bénéficieront les générations futures à travers son métier d’enseignant. L’instituteur sera dans la vie de Bernard, une autre figure de proue à qui il voue une reconnaissance éternelle. C’est à cet homme qu’il doit aussi la ferveur de l’apprentissage qu’il n’a cessé de mettre en œuvre :

Convaincu de l’importance et de la noblesse de sa tâche, du rôle émancipateur de l’école pour les enfants de condition modeste… il devait en quatre années scolaires m’inculquer une quantité considérable de connaissances […] Je considère que c’est à lui – et bien sûr à ma famille qui soutenait mes efforts – que je dois d’avoir poursuivi des études auxquelles mon origine sociale ne me destinait pas […] Tout en le craignant, j’en vins rapidement à l’aimer et je lui ai gardé toute ma vie affection et reconnaissance »

C’est pourquoi, en dépit d’une infinie bonté, Bernard Gilliet nourrissait un ressentiment tenace ; avec Nadine son épouse, il ne pardonnera jamais à Lionel Jospin d’avoir supprimé les Écoles Normales. C’était à ses yeux par excellence l’école de la République, celle qui envoyait dans les classes d’enfants de jeunes instituteurs et institutrices, issus de milieux modestes ; l’occasion  pour ces jeunes gens d’une promotion sociale mais aussi l’occasion d’accroître les rangs de ces hussards noirs, militants farouches de l’école laïque. Pour l’homme intègre qu’était Bernard, directeur d’école normale pendant de nombreuses années, l’incohérence d’un ministre se réclamant d’une éthique de gauche était insupportable. 
Ainsi ce petit village paysan, humble dans ses hommes et dans ses sites, a façonné Bernard Gillet dans son humanité profonde, faisant  de lui un enfant-poète qui s’abandonne à la douceur du soir bourbonnais, devant la maison où il grandit :
« Dans cette description de « notre » maison j’allais oublier d’évoquer le banc de bois accoté au mur près de la porte de la cuisine […] J’y ai passé de longs moments, couché sur le dos, à rêvasser en suivant du regard le vol des hirondelles ou le retour des corbeaux vers le bois qui leur servait de refuge nocturne. Le pépé me mettait pourtant en garde contre les chauves-souris […] Mais je n’en avais cure et m’émerveillais de la fuite des nuages et de leurs formes changeantes. »
Fidèle à sa conviction pédagogique, Bernard Gilliet nous transmet aussi  aussi les enseignements de ce témoignage-hommage : homme parmi les hommes – à côté des plus humbles – sur cette « terre des hommes » si âpre et si dure à apprêter, il exprime la conviction les leçons des hommes valent largement les leçons des livres : ce que sa vie n’a cessé d’illustrer. Témoin de son temps, à la manière d’un véritable historien, il est de ces hommes dont il faut suivre le chemin.

                                               Le comité de rédaction
(inspiré d’un texte autobiographique de Bernard Gilliet : « une enfance bourbonnaise »