Auvergne laïque n° 488 - juin 2021 / EDUCATION

Présence de Bernard Gilliet

Étroitement associés aux rituels du deuil, les hommages posthumes sont vite dissipés par les exigences légitimes de la vie. Seuls les proches affrontent alors, pour le reste des jours, les épreuves de l’absence et de la séparation : « Au fond de moi, écrit un philosophe célèbre, pleure l’inconsolé ».
C’est pourquoi nous n’avons pas voulu laisser sans lendemain l’hommage rendu à notre ami Bernard Gilliet dans notre précédent numéro. Nous n’avons pas voulu que s’efface trop vite le souvenir de cette grande vie, ni de cet homme de bien.
Nous publions donc de très larges extraits du texte dont il est l’auteur et qu’il a consacré à l’évocation de son « enfance bourbonnaise » ; nous en avions présenté de brefs extraits dans le numéro précédent.

Le texte témoigne d’abord d’une profonde maîtrise – voire d’une culture – de notre langue et mérite ainsi d’être considéré comme une œuvre à part entière. Authentiquement autobiographique, ce texte atteint, au-delà de la démarche intime, une dimension universelle. Bien des femmes et des hommes pourraient en effet se reconnaître et se retrouver dans le tableau de cette enfance paysanne, condition majoritaire de la population française au début du siècle dernier. Ils y retrouveraient également la mémoire d’une histoire partagée, à la dimension de la vie quotidienne, au rythme des jours et des saisons : les lendemains du Front Populaire, le début de la mécanisation des campagnes, les luttes syndicales, la guerre et l’occupation.

Si le caractère pittoresque du récit, source de nostalgie, nous émeut, c’est dans l’expression de ses valeurs, profondément humanistes, que Bernard Gilliet nous rallie ; la confiance dans un progrès véritablement humain, la revendication de la justice sociale, l’apologie de la fraternité, et cela malgré la guerre et l’occupation ; mais surtout, le respect et l’amour des autres , en particulier des plus humbles, défense de la dignité paysanne, plaidoyer pour une classe ouvrière toujours exploitée ; amour des parents, des grands parents, des figures villageoises, et vénération du maître d’école qui lui insuffle pour toujours sa foi en l’éducation et son attachement à l’école républicaine laïque.

Autant de leçons qui sont toujours les nôtres.

Nous offrons à nos lecteurs la lecture de l’avant-propos et du premier chapitre d’une « enfance bourbonnaise ».

Avant-propos

Nous sommes avant 1940. Tâchons d’imaginer un village qui compte quinze cents habitants, qui étire ses maisons sur plus d’un kilomètre de part et d’autre d’une route alors nationale, à quelques centaines de mètres d’un fleuve dont les fréquents débordements s’étalent parfois jusqu’aux portes des demeures les plus proches, pourtant sagement construites à distance raisonnable. Depuis plus d’un siècle les bateaux de transport ont déserté une Loire qui, en attendant l’essor de la navigation de loisir et des canoës, n’est plus naviguée que par de rares barques de pêcheurs. Mais d’autres, péniches et « berrichons », celles-là plus massives, ceux-ci plus effilés pour pouvoir emprunter l’étroit canal du Berry, sillonnent un canal qui encercle la majeure partie du bourg ; la voie ferrée forme comme une seconde enceinte toute proche de la première. Seules les routes conduisant aux villages voisins sont goudronnées ; des chemins de terre, ravinés d’ornières dès qu’ils sont en pente, les moins fréquentés partagés par une bande médiane d’herbe, conduisent vers les nombreuses fermes éparpillées au milieu des champs, beaucoup isolées, quelques-unes groupées en modestes hameaux. Un seul, « les Loges », à un petit kilomètre de l’église, est relativement important. Ces routes, ces chemins sont sillonnés par beaucoup plus de carrioles et de chars à chevaux que d’automobiles ou de camions […] Les bâtisses sont typiquement bourbonnaises ; au cœur du village leur rez-de-chaussée est assez souvent surmonté d’un étage ; partout leur toit à double pente couvert de tuiles plates délimite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenêtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmonté d’une ou plusieurs cheminées d’où s’échappe une fumée dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncé en fonction de la limpidité de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison, même en plein bourg, dispose à l’arrière d’un jardin, assez souvent d’un clapier, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. Chacune aussi, ou presque, possède son puits creusé dans la cour ou le jardin et il subsistera jusque dans les années 1960 deux puits communaux, l’un dans le quartier de la Gare, l’autre dans le bas du bourg, car très peu nombreuses sont les demeures qui disposent de « l’eau sur l’évier » fournie par une pompe électrique, plus rares encore celles qui sont dotées d’une salle de bains. Un réseau public de distribution d’eau ne sera mis en service qu’à la fin des années 1950.

Si l’éclairage public est assuré depuis quelques années par des lampadaires, l’électricité est loin d’être présente dans tous les foyers et elle est presque totalement absente des fermes : c’est qu’il en coûte pour « faire mettre le courant ». On s’éclaire encore le plus souvent à la lampe à pétrole ; le linge sale est mis à bouillir dans des lessiveuses placées sur le fourneau, puis rincé à l’eau d’une rivière, du canal ou d’un lavoir, voire, dans les fermes isolées, de la mare où s’abreuvent les bestiaux ; on conserve – peu de temps – les aliments au frais en les immergeant dans un seau d’eau, posé sur la « bassie », une pierre de grès ou de granit scellée dans un angle de la maison, ou même prudemment descendu dans le puits. On commence à voir des phonographes, mais pour entendre les disques en bakélite qui vont tourner sur le plateau, il faut remonter le mécanisme avec une manivelle et souvent le mouvement se ralentit et s’arrête dans un miaulement avant la fin du morceau ! Le téléphone aussi s’actionne avec une manivelle pour alerter une opératrice à laquelle on indique le numéro d’appel et celui que l’on souhaite joindre ; mais on n’en rencontre que chez les gens aisés. Un peu moins rares sont les récepteurs radiophoniques, « les postes de T.S.F. », dont le coffre en bois aux dimensions impressionnantes renferme quantité de lampes. La télévision ne fera sa première apparition au village que vingt ans plus tard et les premiers ordinateurs domestiques, ce sera dans plus de cinquante ans. Le courrier postal est plus fréquemment utilisé que de nos jours par les particuliers et les facteurs qui effectuent quotidiennement leur tournée pour distribuer les lettres sont dans chaque village des figures familières ; le délai de transmission, grâce aux trains postaux, est rarement supérieur à vingt-quatre heures et, en ville, il y a plusieurs distributions chaque jour. Pour communiquer en urgence on va au bureau de poste rédiger un télégramme dont le texte sera transmis en alphabet morse au bureau desservant le destinataire ; le message retranscrit est porté à domicile dans l’heure qui suit par des commissionnaires appointés et tenus à la discrétion…

Les gens modestes voyagent très rarement ; il est vrai, on le verra, qu’on trouve au village les commerces les plus nécessaires, même s’il faut faire, à pied, à vélo ou en voiture à cheval, les six kilomètres qui nous séparent de Dompierre, le chef-lieu de canton, pour rencontrer une pharmacie et certains artisans. On ne prend le train pour Moulins ou pour Digoin que très rarement, pour faire des courses importantes dans les « grands magasins » ou bien pour consulter un médecin spécialiste ; mais il faut être très gravement malade pour fréquenter hôpital ou clinique car c’est engager des frais qu’à l’époque nul ne rembourse si l’on n’est pas déclaré « indigent ».

La présence de la voie ferrée fait tout de même de Diou une commune moins enclavée que ses voisines bourbonnaises Pierrefitte ou Saligny ; ses nombreux commerces en font un village plus animé que ses voisins « bourguignons », Gilly ou Saint-Aubin. Et l’exode rural, quoique plus tardif qu’en Auvergne, a déjà entraîné vers les villes des natifs qui reviennent de temps à autre au pays auréolés – ou s’auréolant – du prestige de citadins. Mais au village tout le monde se connaît ; on sait l’origine et les liens de parenté de chacun. Les quelques retraités qui ont mis à profit la loi Loucheur pour se faire bâtir un pavillon dont les angles au moins sont en pierre de taille sont nés au pays ou y ont de la famille. Les quelques réfugiés de 1914 qui ne sont pas repartis ont été adoptés et leurs enfants épousent des jeunes de la région. Si on traite parfois de « macaronis » les immigrés italiens venus dans les années 20 et assez nombreux dans la région de Digoin où ils travaillent à la faïencerie, ils sont dans l’ensemble bien acceptés car à bon droit réputés travailleurs ; et en 1937-38 quelques familles de républicains espagnols fuyant le régime franquiste seront accueillies avec sympathie.

Les seuls vrais étrangers sont les nomades… et encore. On se méfie des « bohémiens », des « romanichels » ou, comme on dit aussi, des « comédiens » ; ils passent dans leurs roulottes tirées par des chevaux que leurs nichées d’enfants accompagnent en trottant, souvent pieds nus ; ils stationnent quelques jours là où le garde-champêtre les y autorise ; les femmes, vêtues de longues et larges jupes bariolées, « suivent les portes » pour proposer les vanneries de leurs hommes, des dentelles, des colifichets. Avec leur teint cuivré, leurs longs cheveux noirs, ils inquiètent plus qu’ils n’attirent. On les surveille, les soupçonnant – souvent à tort, mais quelquefois non sans raison – d’être des chapardeurs, des « voleurs de poules ». Mais certains, qui parcourent au long de l’année des circuits traditionnels, repassent à intervalles réguliers et, ceux-là, on les reconnaît et ils sont accueillis en fonction de la réputation, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, qui leur est faite.

Itinérants aussi sont les marchands de tapis maghrébins, ceux qu’on appelle des « mon z’ami » parce qu’ils interpellent ainsi, peut-être volontairement pour cultiver leur personnage, les clients potentiels à qui ils s’adressent. Mais ces « bicots » qui portent, eux aussi, un costume étrange, chéchia et burnous, sont également suspects de « fausseté » et regardés d’un air soupçonneux. Pourtant, après de longs marchandages, ma grand-mère achètera à l’un d’eux des descentes de lit rouges ornées de lions dorés.

Enfin on voit, à la belle saison, des « roulants », des vagabonds généralement âgés, qui mendient une nourriture que, au village ou dans les fermes, on leur accorde assez volontiers, comme le gîte pour la nuit dans la grange ou le fenil, non sans leur avoir fait déposer les allumettes ou le briquet avec lesquels ils pourraient mettre le feu.

C’est cette campagne en timide mutation qui fut le cadre de mes jeunes années.

Premières images

La tête du lit métallique noir est ornée d’anneaux et de boutons dorés ; à ma gauche, dessus de lit et draps sont en désordre. Mon père, un bel homme jeune et brun, son café bu, vient de partir à son travail. Ma mère, plus brune encore, en combinaison rose, vient me rejoindre dans le lit toujours chaud. Je lui ai demandé le petit piano jouet à huit touches qu’on a dû m’offrir récemment. Je suis tout petit – deux, trois ans ? Je suis bien […] Nous sommes à Dompierre, à « la Planche », hameau de quelques maisons, dans la pièce unique contiguë à celle où vit mon arrière-grand-mère paternelle, l’ancienne marinière devenue lavandière qui a élevé mon père. J’y viens rarement ; plus âgé j’y reviendrai à quelques reprises, curieux du tacot, dénommé « l’Économique » qui va, lentement, de Dompierre à Lapalisse – ce fut le voyage de noces de mes parents. Sa voie unique et étroite suit un talus dominant « la Rigole », creusée entre le port de Dompierre, alors actif, et celui de Sept-Fons où elle rejoint le canal latéral à la Loire ; curieux aussi de la Besbre où, passée une barrière de bois, mon père descend le soir à travers une prairie en pente pour pêcher la truite […]

Me voici à Diou, guère plus âgé ; je trottine pieds nus, en chemise de nuit blanche, sur le chemin de terre séparé du canal par des tas de briques et de tuiles régulièrement empilées. Pourquoi, enfant si sage, me suis-je ainsi échappé de bon matin, malgré le péril connu que constitue « la Domoline », un gros camion-citerne qui vient d’aller faire le plein au dépôt d’essence situé au-delà du cimetière ? Je les connais tous, ces camions, le vert olive, le vert feuille, le blanc, et le monstre rouge dont on tâche de me terroriser. La mémé, qui m’a maintes fois instruit du danger, me poursuit et me rattrape avant la « Planée » sur laquelle ouvre le « cimetière des riches » dont les murs de pierre grise ne laissent voir que le toit pointu, gris aussi, d’une chapelle. Elle, si indulgente, est cette fois-ci vraiment fâchée ; elle fouaille une fois ou deux mes jambes nues de la « houssine » dont elle s’est munie. À la maison, le pépé grommelle : « on n’a pas idée de battre ce ch’tit pour ça » […]

C’est le matin encore ; comme chaque jour je me suis éveillé les paupières collées ; il paraît que je souffre de blépharite. La responsabilité en incombe, dit-on, au Docteur Kaminka, de Dompierre, qui m’a mal soigné d’otites à répétition, si bien que « l’humeur » s’est portée des oreilles aux yeux. La Catherine Passevant est là ; c’est une voisine, petite, courbée par l’âge, toute de noir vêtue comme toutes les femmes qui ont dépassé la quarantaine. Elle est l’épouse de l’ancien garde-champêtre, de qui le successeur n’allume plus, comme lui, les réverbères à gaz depuis que « le courant » est arrivé dans le village. Elle vient chaque matin acheter sa chopine de lait et elle aide à me soigner : elle me maintient tandis que la mémé me passe sur les yeux, pour les dessiller, des compresses de coton hydrophile imbibées d’une eau tiède dans laquelle a bouilli de la camomille […]

Me voici à Digoin. Avec ma mère nous regardons, depuis le trottoir, défiler des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grève ; certains crient « Cattin, au poteau ! » Cattin, ce doit être le patron de leur usine. C’est le temps du Front Populaire. Je retiens surtout l’image d’ouvriers vêtus de blanc, des plâtriers-peintres sans doute, parmi lesquels il y a sûrement – et en effet ce fut un ardent syndicaliste – le Dédé Porterat, un Diouxois que je connais car lui aussi, ou bien son frère Eugène, dit Nénène, vient parfois chercher le litre de lait que sa mère, une des nombreuses veuves de guerre de la commune, préposée au balayage de l’école, a coutume d’acheter à ma « mémé ». Mon père en effet travaille maintenant aux forges de Gueugnon, distantes d’une bonne quinzaine de kilomètres qu’il parcourt matin et soir à vélo ; je viens de temps en temps passer quelques jours dans l’appartement que mes parents louent à la vieille maman du maire de Digoin. Après le passage voûté qui donne sur la rue, un jardinet précède la maison d’une autre voisine, Madame Sablier, qui me cajole et me donne des biscuits. C’est de Digoin que date ma découverte, si l’on peut dire, du cinéma ; je ne me rappelle qu’une image, celle de soldats d’opérette défilant au pas qu’on devait plus tard appeler « le pas de l’oie »… C’est aussi lors d’un de ces séjours que ma mère m’envoya faire seul une course dans un magasin tout proche. Sur le chemin du retour, je suis interpellé par le maire qui m’a reconnu ; il me parle gentiment et, remarquant mes yeux toujours rouges, observe que mes parents devraient bien consulter un oculiste ; à quoi j’aurais répondu : « Monsieur, mes parents savent bien ce qu’ils ont à faire ». Rapportée, cette repartie sera interprétée comme un signe de précoce vivacité d’esprit, mais aussi d’un aplomb que j’étais loin de ressentir et d’une effronterie que je ne voulais pas y mettre.