Un livre de martyrs américains (Joyce Carol Oates)
édité par le « Centre National du Livre »
par Marcel COL
Tout commence en 1999 dans une région reculée de l’Ohio, avec l’assassinat d’un « médecin avorteur » qui a consacré sa vie à la défense du droit des femmes. L’assassin est un déséquilibré légèrement obsédé sexuel, qui prétend être investi d’une mission divine. Il se rend sans résistance. Il est jugé, condamné à mort et exécuté en 2006.
Fin de l’histoire ?
L’auteur Joyce Carol Oates, une universitaire américaine, poétesse et romancière (son roman « Les Chutes » a reçu en 2004 le prix Femina Etranger) ne prend pas parti, elle raconte, en donnant la parole à chacun des protagonistes de la tragédie. Elle fait ainsi dans ce long récit le portrait de l’Amérique, celle précisément qui a voté Trump en 2017… Et l’on se demande si c’est bien cette Amérique qui contribua à la libération de l’Europe en 1945, l’Amérique du Plan Marshall, ou l’Amérique de la Statue de la Liberté accueillant les pauvres et les émigrants de tous les pays…
On rencontre au fil de cette histoire, à la fois des abrutis religieux : évangélistes, pentecôtistes ou méthodistes et des intellectuels humanistes : médecins, professeurs, journalistes, brillants et généreux dont la pensée et les actions essaient d’alimenter une réflexion difficile sur la vie et la défense du droit des femmes à disposer de leur corps. On y rencontre aussi le racisme rampant qui ne s’est pas éteint loin s’en faut avec Barack Obama, tandis que les manifestations contre l’interruption de grossesse se multiplient dans les Etats… et vont même jusqu’à influencer aujourd’hui certaines politiques européennes. Un mauvais vent soufflerait-il de l’Ouest vers l’Europe et l’Amérique malade aurait-elle perdu ses valeurs ?
Si l’on reste sous le choc de certains récits, comme le long procès suivi de l’exécution maladroite et cruelle du coupable (la peine de mort existe toujours dans certains états et le droit de porter des armes également) ou le récit de brimades avilissantes dont est victime Dawn Dunphy la fille de l’assassin, c’est l’Amérique elle-même avec ceux que l’auteur appelle ses « martyrs » qui est racontée dans ce livre « le plus important de Joyce Carol Oates » selon le Washington Post.
On lit aussi les réactions des familles : les épouses détruites et les enfants sans repères. Particulièrement l’histoire des deux filles qui ont presque le même âge, Naomi Voorhees la fille du médecin et Dawn Dunphy que l’on voit vivre, plutôt mal, grandir et enfin se rencontrer dans une dernière scène pleine d’émotion et d’espoir « […]Dans la consolation du chagrin, elles se tenaient embrassées et ne voulaient jamais se déprendre. »
La traductrice, Claude Seban, écrit en quatrième de couverture « Joyce Carol Oates offre le portrait acéré d’une société ébranlée dans ses valeurs profondes. Sans jamais prendre position elle rend compte d’une réalité trop complexe pour reposer sur des oppositions binaires. Entre les fœtus avortés, les médecins assassinés ou les « soldats de Dieu » condamnés à la peine capitale, qui sont les véritables martyrs ? »
Sans doute il faut lire ce livre parce qu’il est essentiel pour comprendre l’Amérique d’aujourd’hui avec ses espoirs et ses fractures. Et même si en apparence elle ne parle pas directement de nous, ce que nous raconte Joyce Carol Oates nous concerne car nous savons bien que les lois votées, même les plus généreuses, ne sont pas immuables. Certaines « manifs pour tous » nous l’ont bien montré et les décisions récentes de certains pays européens nous le rappellent aussi.
« Le ventre est encore chaud d’où est sortie la bête immonde » (Brecht)