Auvergne laïque n° 491 - janvier-mars 2023 / LOISIRS

UNE ENFANCE BOURBONNAISE (suite)

LA LAÏCITE DES COMMENCEMENTS

            Nous n’avons pas voulu laisser sans lendemain « la vie et l’œuvre » de notre ami Bernard Gilliet qui nous a légué, dans un récit très personnel,  le riche témoignage de son enfance. Bien loin de céder à un pittoresque villageois, Bernard Gilliet produit un texte qui a valeur de documentaire ; d’abord par la minutie des descriptions – des paysages, mais aussi des vêtements, de l’architecture locale, du  mobilier, des instruments de travail ; on se « promène » dans ce livre comme on visiterait un musée des traditions anciennes. Documentaire aussi parce que le récit est constamment ancré dans l’histoire des hommes, à la dimension d’un village qui a vécu, comme tous les Français,  la « drôle de guerre », l’occupation, les combats sociaux du siècle dernier,  le début de l’industrialisation.

        Dans l’extrait que nous publions aujourd’hui, on pourra mesurer l’emprise de l’église et la place de la religion dans les mentalités villageoises. Comme nous le signalons dans l’article sur la laïcité et le droit de grève, il apparaît que l’église n’a pas renoncé – sinon  à ses pouvoirs –du moins à la main mise sur la population. Comme tous les enfants de son village (et sans doute de la France entière) Bernard Gilliet suit la catéchèse pendant 3 ans et il y met le même zèle qu’à l’école ; au point d’ailleurs qu’on envisage d’en faire un curé, ce qui lui vaut de sévères réprimandes de la part de sa grand-mère, radicalement anticléricale. Autant que  l’écrivain Colette (elle le révèle dans ses souvenirs d’enfance), il succombera au charme des liturgies, à la mélopée des chants, à l’harmonie des répons, aux pastels des images religieuses, à l’attrait des récits dont les personnages religieux sont les héros. Par bonheur, il rejoint le droit chemin de l’école normale, et se consacrera à un autre sacerdoce.

MON ENTRÉE EN RELIGION … ET MA SORTIE.

« L’automne 1940 fut fertile en nouveautés : avec l’occupation du village par des soldats étrangers et le déménagement de l’école, il fut marqué par mes débuts au « petit catéchisme ». A l’époque, dans notre campagne, l’Église catholique réglait encore les grandes étapes de la vie d’un individu. …Que l’on fût pratiquant ou non, croyant ou incroyant, on n’imaginait pas un mariage – sauf celui des divorcés, mais ils étaient très rares – qui ne se rende en cortège de la mairie à l’église ; tout bébé était baptisé dans les semaines suivant sa naissance ; et tous les enfants devaient « faire leur communion ». Si ces cérémonies étaient déjà pour beaucoup essentiellement des occasions de retrouvailles familiales et de ripailles, on eût éprouvé de la gêne et mérité une réprobation au moins tacite en les privant de leur caractère religieux.

La « première communion » devait obligatoirement être précédée de trois ans d’instruction religieuse, à raison d’une séance quotidienne de catéchisme pendant les périodes scolaires, avant le début de la classe du matin. Mais, l’Église ayant décrété qu’à sept ans un enfant avait atteint « l’âge de raison » lui permettant d’assimiler les « vérités de la foi », il était aussi d’usage de suivre auparavant une année de « petit catéchisme », facultative mais vivement recommandée, qui se limitait à une séance hebdomadaire le jeudi, jour où, on l’a déjà dit, les classes vaquaient théoriquement à cette fin. Je me rendis donc chaque semaine, comme beaucoup de mes petits camarades, chez les Bernachez du bourg, qui occupaient une imposante demeure construite au XVIIIe siècle….

Je n’ai conservé qu’un souvenir assez confus de ces réunions qui se tenaient non pas dans le « château » mais dans une pièce des « communs », et j’y appréciais des séances au cours desquelles, à grand renfort d’images, on nous présentait Dieu le Père sous la forme d’un majestueux et bienveillant vieillard à la barbe blanche, flottant dans le ciel entouré de nuages et d’anges, Jésus en homme jeune et affable écartant les bras de ses vêtements flottants en un geste d’appel et d’accueil ou bien attaché sur une croix, mais la tête toujours belle et douce même couronnée d’épines, et la Vierge Marie qui nous souriait avec tendresse de son visage à l’ovale parfait émergeant de voiles bleus et blancs….

Nous apprîmes donc d’abord des bribes de ce que l’on appelait « l’histoire sainte ». A huit ans à peine, la description du Jardin d’Éden – le paradis primitif – m’émerveillait ; je m’attristais de la curiosité qui avait conduit Eve à écouter le Serpent : des images pieuses nous montraient le Tout-Puissant, cette fois courroucé, désignant d’un index impérieux la direction de la sortie à un couple pitoyable et terrorisé dont la nudité était chastement estompée. …. Moïse surtout nous impressionnait ; les images nous le montraient bravant le Pharaon, déclenchant les dix plaies de l’Égypte, faisant s’écarter les flots de la Mer Rouge ou recevant sur le Sinaï les tables de la Loi dans un grand fracas d’éclairs.

Les épisodes les plus touchants de la vie de Jésus nous étaient aussi racontés et illustrés. Et l’histoire de ce fils de Dieu se faisant Fils du Peuple au point de naître dans une étable ne pouvait qu’émouvoir et émerveiller nos âmes enfantines, comme le faisait aussi le récit de ses miracles dont pourtant la véracité ne me paraissait pas aller de soi … Nous dûmes sans doute apprendre tôt les prières fondamentales, le « Notre Père » et le « Je vous salue, Marie ». Dès l’année suivante en tout cas je les récitais scrupuleusement chaque soir au moment du coucher. Et malgré leur anticléricalisme, ni ma mère ni mes grands-parents ne m’en détournèrent, pas plus qu’ils n’essayèrent de semer le doute sur des « vérités de la foi » que je tins vite pour certaines. Pendant les trois années de catéchisme quotidien qui suivirent cette initiation, j’eus à cœur d’apprendre ses leçons aussi scrupuleusement que celles de l’école ….

Tous les « enfants du catéchisme », comme on disait, devaient obligatoirement, sous peine de réprimandes, dont les parents avaient éventuellement leur part, assister à la messe dominicale ; les garçons avaient leurs chaises réservées dans la chapelle et le bas-côté gauches ; les filles étaient à droite, près de l’harmonium qui accompagnait les chants du prêtre. Certains de mes camarades « servaient la messe ». En aube et en surplis, ils présentaient à l’officiant les accessoires de la cérémonie, faisaient les « répons » à ses prières et force génuflexions chaque fois qu’ils passaient devant le tabernacle. Je connaissais parfaitement ce rituel, savais les prières en français et en latin, mais ne devins pas « enfant de chœur »…

 Et dès ces années ces dames de la paroisse caressaient l’espoir de me voir entrer au séminaire et m’orienter vers la prêtrise. Je n’y pensais pas alors de façon précise…

Lorsque, à mon entrée en Cinquième, je devins pensionnaire au Lycée Banville de Moulins, l’aumônier, l’abbé Danjean, me recruta dans un mouvement dénommé « la Croisade Eucharistique ». Ce même abbé,  dans le secret du confessionnal, ne cessait de nous interroger sur les possibles pratiques, solitaires ou homosexuelles, que notre puberté lui faisait soupçonner. Cette inquisition me paraissait déplacée, dangereuse car incitatrice et, pour tout dire, malsaine; j’en vins même à m’interroger sur les propres fantasmes de ce singulier directeur de conscience. De sorte que, dans le courant de la Troisième, ma présence à la messe dominicale devint épisodique et je cessai de pratiquer »

« ita missa est » : Bernard sortira indemne de cette première expérience religieuse ; il l’évoque avec la bienveillance qu’il accorde à ses souvenirs d’enfance, et n’en garde aucun ressentiment : « Je ne fus pourtant pas de ces renégats qui brûlent ce qu’ils ont adoré » Nous n’oublierons  pas qu’il fut un irréductible défenseur de la laïcité.

Texte original de

Bernard GILLIET

publié et commenté par Alain Bandiéra