Auvergne laïque n° 489 - décembre 2021 / EDUCATION

Une enfance bourbonnaise

Mémoire(s) de Bernard GILLIET (suite)

Pour la 3è fois, nous offrons à nos lecteurs des extraits du texte écrit par notre ami, Bernard Gilliet, témoignage d’une grande précision sur « son enfance bourbonnaise ». Nous avons déjà souligné l’importance documentaire de ce texte qui brosse un tableau de la France paysanne au début du siècle précédent. L’extrait choisi évoque les premiers moments de l’expérience scolaire vécue par Bernard Gilliet ; au regard porté sur l’attachement qu’il a toujours marqué à l’école publique, à son engagement dans l’éducation on peut mesurer l’importance, dans son enfance et dans sa vie, de cette expérience scolaire des commencements. On verra combien il se montre sensible aux détails de l’architecture, de l’organisation ; combien il est observateur de ses maîtres et combien son souvenir est vif, empreint d’une véritable gratitude envers les lieux et les êtres qui lui ont insufflé ses premiers savoirs.

Étroitement lié à l’histoire, le récit des « débuts à l’école » s’inscrit dans « les débuts de la guerre », réalisant une fois encore cette filiation étroite entre l’histoire personnelle et l’histoire collective.

Voilà pourquoi le récit de Bernard nous concerne tous aujourd’hui, et pourquoi aussi il éveille en nous une nostalgie infinie inhérente à l’émergence mélancolique de nos souvenirs.

Débuts à l’école

Cette première enfance […] allait être modifiée par l’entrée à l’école et par le déclenchement de la seconde guerre mondiale.

[…] Né en décembre 1932, je devais donc faire connaissance avec le monde scolaire en avril 1938. Cette perspective m’effrayait à l’avance et me tirait des larmes : pour moi l’école était le lieu de la lecture ; ne sachant pas lire, alors que les enfants déjà scolarisés maîtrisaient parfaitement ce savoir fondamental, je n’imaginais pas comment j’allais pouvoir apprendre des leçons ; d’avance je me sentais désarmé et honteux. Ces inquiétudes se révélèrent vaines et furent tôt dissipées. D’abord à cinq ans je n’étais plus totalement illettré ; comme tous les enfants, j’aimais colorier des images et leur accoler des gribouillis. Voyant que j’y avais goût et habileté, on m’avait, vers mes quatre ans, pourvu d’un petit calepin quadrillé et je l’avais entièrement rempli, au crayon à papier, en prenant grand soin de suivre les lignes, de boucles enchaînées qui ne formaient pas des lettres mais dont la régularité m’étonna plus tard ; et puis le grand-père, me tenant sur ses genoux quand il lisait son journal, « La Tribune Républicaine », m’avait appris mes lettres ; je savais même les assembler quelque peu en syllabes. L’école, jouxtant la mairie, n’était qu’à trois cents mètres de notre demeure ; mais il fallait pour s’y rendre franchir le pont du canal et emprunter l’étroit trottoir bordant la route nationale où circulaient quelques rares autos et davantage de charrois. Pour m’y conduire et m’en ramener, on avait convenu de me confier au Louis Battagion, un grand de treize ans réputé pour son sérieux et sa gentillesse, fils d’immigrés italiens qui habitaient plus haut dans le chemin du dépôt d’essence ; quand il passait à la maison, il me prenait de sa main libre, l’autre étant déjà occupée par la menotte d’une de mes petites camarades, l’Aline Mascarell. J’ai souvenir que quelques jours seulement après ma rentrée, il avait découvert mes talents précoces et m’avait fait faire devant ses camarades une démonstration encore hésitante de lecture : à sa grande fierté, je parvins à déchiffrer les noms de quelques élèves inscrits sur les étiquettes des porte-manteaux.

Selon un schéma classique sous la Troisième République, entre rue principale et route de Gilly, la seule bâtisse du bourg, avec la poste, édifiée en pierre de taille rassemblait la mairie et, de part et d’autre, les locaux des écoles de filles et de garçons. Sauf dans les villes où existaient des écoles maternelles dont les maîtresses accueillaient ensemble fillettes et garçonnets, et dans les communes les moins peuplées qui ne pouvaient fournir l’effectif de deux classes, la ségrégation des sexes était en effet de règle dans l’enseignement primaire, y compris chez les enseignants, et il fallut la guerre pour voir des femmes nommées dans des écoles de garçons ; en revanche les cours complémentaires, en avance sur les lycées, étaient mixtes. A l’étage de l’ensemble étaient aménagés trois logements pour les instituteurs et autant pour les institutrices. Du toit en ardoises qui couvrait le grenier surplombant la mairie se détachait fièrement une niche de pierre. C’était le cadre de l’horloge communale que dominait un fronton triangulaire marqué des initiales RF de la République Française. De part et d’autre chaque école était prolongée par un préau couvert, au sol cimenté et à la charpente apparente.

S’étendant devant locaux scolaires et préaux, les deux cours bordées de murs surmontés de grilles en fer forgé ont, quoique depuis longtemps désaffectées, encadré jusqu’en 2006 l’accès à la mairie devant laquelle la fanfare donnait alors concert la veille du 14 juillet. Les filles disposaient en outre d’une seconde cour, plus petite et triangulaire aboutissant, à la jonction des deux routes, au monument aux morts de la guerre de 1914-1918, déplacé depuis. Cette courette était séparée de l’école proprement dite par un bâtiment rassemblant sous le même toit un WC public pas plus doté d’eau courante que ceux de la plupart des particuliers, le garage de la pompe à incendie et […] la prison communale, qui n’hébergeait qu’épisodiquement, pour une nuit ou deux, quelque vagabond surpris par le garde-champêtre en état d’ivresse […]

Dix minutes avant le début de la classe, le directeur donnait un coup de sifflet, ouvrait la porte de la cour et nous entrions sans omettre de le saluer et de nous découvrir en passant devant lui. Le sifflet marquait de même la fin des récréations et nous enjoignait de nous mettre en rangs par deux pour avancer, au signal et en silence, vers la porte de notre classe. A la saison froide ou par temps de pluie, on avait auparavant accroché aux porte-manteaux alignés aux murs du préau et étiquetés au nom de chacun, qui son « capuchon », un manteau sans manche muni en effet d’une capuche, qui son « caoutchouc » comme on nommait un imperméable effectivement recouvert de gomme bleue brillante. Bien entendu, pour entrer en classe, chacun quittait son « béret basque », qui n’avait de basque que le nom, étant bien plus petit que le couvre-chef des riverains de l’Adour, mais coiffure quasi-universelle des garçons d’alors, que l’on suspendait ensuite au coin de son banc. Comme on m’apprenait, à la maison comme à l’école, que les enfants doivent être polis avec les « grandes personnes », je soulevais mon béret presque chaque fois que je croisais un adulte. La raie que ma grand-mère m’avait soigneusement dessinée sur le côté gauche du crâne ne résistait pas à ces saluts répétés ; j’avais donc presque toujours les cheveux qui me retombaient devant des yeux déjà pas très clairvoyants. Or la mode n’était pas à la coupe en brosse, et le devint encore moins lorsque les soldats allemands, coiffés très courts, occupèrent le village. Vers mes huit ans, je fus doté d’une barrette destinée à contenir la mèche rebelle ; bien entendu des camarades me traitèrent de fille et je m’en plaignis.

Chacune des deux écoles comptait alors trois classes, « petite », « moyenne » et « grande », elles-mêmes partagées en « divisions ». La petite et la moyenne classes occupaient deux salles ouvrant sur le préau ; pour accéder à la grande classe, il fallait le traverser, passer par une courette donnant sur la route de Gilly, où était le bûcher ; les plus grands allaient y chercher la réserve de bois dont on alimentait le poêle trônant au milieu de chaque salle de classe et prolongé de longs tuyaux qui assuraient, la saison venue, un chauffage satisfaisant. Les filles de la grande classe faisaient un chemin symétrique, mais sans qu’on les voie, car la courette était partagée par un haut mur joignant les écoles à la cantine, commune mais elle aussi partagée en deux pièces. Qu’on ne s’imagine pas un restaurant scolaire : les salles étaient meublées de tables et de bancs, où chacun des élèves qui demeuraient trop loin pour rentrer chez eux à la mi-journée prenait le repas qu’il avait apporté le matin dans son panier. En effet très rares étaient les enfants qui venaient en classe à bicyclette ; certains, de qui les parents tenaient des fermes éloignées, parcouraient matin et soir, sabots aux pieds, par des chemins qu’on ne devait goudronner que bien plus tard, trois ou quatre bons kilomètres. La mère Porterat, la cantinière, qui était aussi chargée du ménage des classes et de l’allumage des poêles, faisait réchauffer sur une cuisinière le « quadrain » qui contenait le mets principal. Ce quadrain, que l’on utilisait aussi pour emporter la soupe aux champs quand on ne revenait pas la manger à la ferme et qui servait parfois de pot à lait, était un récipient métallique cylindrique fermé d’un couvercle et muni d’une anse, dont la contenance était, malgré son nom, généralement supérieure à un quart de litre.

Les vacances d’été, instituées non pas – comme on le croit communément – pour le repos des élèves ou des enseignants, mais pour les besoins de l’agriculture (les enfants constituant une main d’œuvre d’appoint au moment des plus gros travaux, fenaison, moisson, battages et vendanges) duraient du 14 juillet au 1er octobre. Les classes vaquaient aussi de la veille de Noël au 2 ou 3 janvier et pendant la « semaine sainte » qui précède Pâques ; de ce fait, si le premier trimestre avait une durée fixe, celle des deux autres variait chaque année au gré du comput ecclésiastique […] la pause du jeudi, déplacée plus tard au mercredi, avait été instaurée, en théorie du moins, pour que les enfants des écoles publiques pussent recevoir, si leurs parents le souhaitaient, une instruction religieuse en-dehors du temps scolaire. C’était la concession qu’avaient dû faire à la puissante et hostile Église catholique les fondateurs de l’école laïque, dont bon nombre étaient protestants et davantage encore francs-maçons. […] Le jeudi représentait surtout une pause bienvenue dans une semaine très studieusement occupée.

Le maître de la « petite classe » était Monsieur Dubos, un homme jeune, court et trapu, peu aimé car il était sévère, parlait de tout abondamment et fort, et, de surcroît, affichait des opinions communistes. Nous étions dotés d’un livret de lecture et d’écriture à méthode rigoureusement syllabique : il me souvient que les premiers personnages en étaient Lili et Toto bientôt rejoints par la vache Mumu. En revanche je n’ai pas mémoire du déroulement de nos journées de classe ; je sais seulement que le soir j’avais page de lecture à revoir, modèles d’écriture à recopier longuement et petites additions à résoudre. Je réussissais assez bien au cours préparatoire pour que le maître me confiât le soin de faire reprendre leurs lettres à quelques-uns de mes camarades plus lents, et j’usais même de l’autorisation qu’il m’avait donnée d’utiliser la baguette sur la tête de ce pauvre Charles Goursault, pourtant amblyope et qui apprenait d’autant moins qu’il ne voyait pas grand-chose. Il ne m’en a jamais voulu, mais j’ai encore honte aujourd’hui de ce sadisme infantile.

A la rentrée de 1938, l’école avait été désorganisée quelques jours par la mobilisation d’un million de réservistes consécutive à la crise des Sudètes qui se conclut par le honteux accord de Munich où France et Angleterre, pour complaire à Hitler et éviter – croyait-on – la guerre, renièrent les accords qui garantissaient l’intégrité de la Tchécoslovaquie. C’est à cette occasion, je crois, que mon père était venu à vélo de Lyon, où il travaillait à la construction de nouveaux hangars à l’aéroport de Bron, pour rejoindre ensuite son unité par le train. Les accords signés, les mobilisés regagnèrent leurs foyers. Un an plus tard, l’Allemagne envahissait la Pologne, la France entrait en guerre et les trois instituteurs de l’école de garçons, y compris Dubos, qui avait juré de déserter, et le directeur Monsieur Marion, largement quadragénaire, étaient mobilisés. La directrice de l’école de filles, Madame Girard, fut chargée de la direction des deux écoles et pendant quelques semaines, ce furent deux « grandes » de treize ans, « la » Georgette Chabin – « la Noute » – et « la » Luce Pottier qui furent provisoirement chargées de nous faire classe. Je savais déjà bien lire et je me plongeais dans les numéros du magazine « Match » que quelqu’un de plus fortuné nous donnait après les avoir lus. Je revois encore la photographie, en noir et blanc bien sûr, montrant des skieuses fusils au dos ; elle illustrait un article qui exaltait le courage des « lottas » finlandaises se battant, pendant l’hiver 1939-1940, contre l’armée soviétique. J’ai souvenir qu’un jour Madame Girard m’avait fait venir dans sa classe pour m’interroger sur les capitales de quelques pays européens et des sujets d’actualité, entre autres la filiation de la famille royale britannique, me proposer à l’admiration de ses grandes élèves et faire honte à celles qui en savaient moins que moi. Je passai dans la petite division de la classe des moyens, au cours élémentaire première année.

Elle fut confiée à une toute jeune maîtresse réfugiée de Moselle, Mademoiselle Vervins, petite blonde d’une grande gentillesse au doux sourire et aux yeux bleus que j’ai revue près de quarante ans plus tard à Vichy, où elle venait d’achever sa carrière, mais ayant conservé les mêmes yeux et le même sourire […] Le seul souvenir net que je garde de cette année scolaire, c’est qu’elle me montra sur une carte routière de sa région la localité de Courcelles-sur-Nied que mon père, mobilisé au 236ème régiment d’artillerie, avait, en violation du règlement, mentionnée dans une lettre comme étant son cantonnement. Car la guerre était bien là.

Ce fut d’abord ce qu’on a appelé « la drôle de guerre », de septembre 1939 à mai 1940. Certains stratèges ont par la suite regretté qu’on n’eût pas lancé une attaque immédiate pendant qu’une partie de l’armée allemande était occupée à massacrer les malheureux Polonais, que l’Union Soviétique avait attaqués de son côté, peut-être pour ménager un glacis entre l’armée allemande et sa propre frontière, mais aussi sans doute avec l’intention de réoccuper des territoires qui avaient longtemps été annexés par la Russie. Mais l’État-major français décida d’attendre, à l’abri de la « ligne Maginot » – du nom d’un sergent, ancien combattant de 1914-18, devenu Ministre de la Guerre -, un ensemble de positions enterrées et fortifiées qu’on avait édifiées en Alsace et en Lorraine, tout le long de la frontière franco-allemande, mais non le long de la frontière belge ; agir autrement eût été inamical à l’égard d’un pays allié […] et eût coûté fort cher. Les Allemands s’étaient pareillement protégés en construisant de l’autre côté du Rhin « la ligne Siegfried ». Sur le moment cet attentisme était apprécié, comme un gage de relative sécurité, aussi bien par les soldats présents au front que par leurs familles à l’arrière.