Liberté d’enseignement, enseignement de la liberté. Enseignement à la maison, enseignement maison ?
Anne-Marie Doly, pour l’UD des DDEN 63
La loi « confortant le respect des principes de la République » dite loi sur le séparatisme, quelle que soit l‘analyse politique que l’on en fasse par ailleurs, soumet avec l’article 21, l’enseignement à la maison à de nouvelles conditions qui vont rendre son choix plus difficile, ce qui a déclencher de vives réactions de politiques et de parents s’élevant contre cette atteinte à la liberté d’enseignement. Il faut rappeler que la loi sur l’école publique ne pas fait obligation à la scolarisation mais à l’instruction, ce terme étant à distinguer de celui d’éducation. L’instruction est définie par un programme national de connaissances, régulièrement révisé jugées nécessaires pour répondre à la finalité de l’école publique qui est d’émanciper tous les enfants. Ces connaissances qui ne sont la propriété de personne mais appartiennent à tous et permettent de connaître le monde pour pouvoir y inscrire la vie humaine et construire la raison, qui est aussi liberté de penser et de juger qu’exige l’exercice de la citoyenneté.
Les parents peuvent donc choisir le mode d’instruction qui leur convient dans une école publique, privée ou à la maison. Ils doivent dans ce dernier cas le déclarer à la mairie, l’éducation nationale se charge d’en contrôler les conditions et le respect des programmes nationaux. Les examens et concours qui restent nationaux et obligatoires, permettent de remettre tous les élèves devant les mêmes exigences.
Il se trouve que le nombre d’enfants scolarisés à la maison a notablement augmenté ces dernières décennies et cela, à l’inverse du personnel d’inspection de l’éducation nationale, ce qui réduit les possibilités de contrôle et a permis à des enseignements de type communautariste de se développer, ce qu’avait bien noté l’observatoire de la laïcité. Et même s’ils ne sont pas majoritaires, ce sont eux qui sont visés par l’article 21.
Cet article divise les citoyens comme les partis politiques, jusque dans la majorité puisque le député Cédric Villani l’accuse de « supprimer inutilement un système qui a fait ses preuves ». Des associations de familles veulent même saisir le Conseil constitutionnel et menacent d’aller jusqu’au Conseil européen des droits de l’homme.
Ce conflit fait ressurgir la spécificité de l’école française et surtout du fondement et du sens que la République a donné à l’idée « d’Instruction Publique » née au lendemain de la révolution française avec les rapports de Talleyrand et de Condorcet qui inspireront très largement les principes de l’école publique laïque de J. Ferry et F. Buisson.
Ce qui fait cette spécificité c’est d’abord qu’elle est une école républicaine, c’est-à-dire qu’elle est faite par la République et pour elle. Mais la République, ce n’est pas l’ensemble des individus vivant côte à côte dans la société avec leurs particularités et leurs intérêts, c’est le moyen de l’expression politique du pouvoir des hommes en tant qu’ils sont des citoyens. Ce sont donc les citoyens via leurs représentants, qui la constituent et sont la voix de la volonté générale qui décide de ce qui est d’intérêt général. Et rappelons que ce qui est d’intérêt général c’est ce qui est indispensable pour que tous les hommes vivent dignement, comme des êtres libres et égaux selon les principes humanistes qui fondent la République. C’est en ce sens que l’école publique est dite républicaine : elle émane de la volonté des citoyens pour servir l’intérêt général. C’est en ce sens aussi qu’elle est publique, faite par et pour le peuple des citoyens et ouverte à tous leurs enfants indépendamment de leurs croyances et opinions pour les préparer à être des hommes libres et des citoyens sans lesquels la république ne peut vivre. Et c’est pour cela qu’elle est laïque, pour former les jeunes esprits à la raison et à la liberté de conscience et non à des croyances par des savoirs dogmatiques. Ainsi, l’école est laïque pour pouvoir être publique et républicaine et servir l’intérêt général. Sans école publique laïque pas de liberté, pas de citoyens, pas de République.
Or ceux qui s’élèvent contre l’article 21 de la loi sur le séparatisme dénoncent une loi liberticide. L’école publique est une offre d’instruction qui prépare tous les enfants à la liberté, et certains refusent cette offre au nom de la liberté. Comment comprendre cette contradiction ?
C’est qu’il y a deux confusions qui se croisent : l’une entre éduquer et instruire, l’autre entre liberté d’éduquer et éduquer à la liberté.
Disons tout d’abord que ce n’est pas parce que l’on a la liberté d’éduquer que l’on éduque à la liberté, soit que l’on ne veuille pas ou que l’on ne le puisse pas. Le père qui a la liberté d’éduquer sa fille à tel enseignement moral ou religieux, ne l’éduque pas forcément à ce qui va faire d’elle une femme libre, et il se peut même qu’il ne le veuille pas. Peut-être veut-il au contraire lui apprendre un comportement de soumission à des règles qu’elle n’aura pas choisies, celles d’un mari ou d’une communauté. Autrement dit, cette éducation peut être une aliénation. La liberté d’éduquer n’est donc pas l’assurance de l’éducation à la liberté et peut même en être le contraire.
En réalité il y a là deux conceptions de la liberté qui s’opposent, libérale et républicaine. La liberté que prône la république laïque et que son école veut apprendre à tous, n’est pas la liberté libérale. Spontanée et individuelle, cette liberté vise à défendre les intérêts particuliers qui doivent être mis en concurrence pour que vive, dans la « meilleure égalité possible » comme dit A. Smith, la société de marché jugée seule à pouvoir subvenir aux besoins des hommes. La liberté républicaine est une liberté de partage, commune, rendue égale par le droit et qui commence à l’école de tous, par la formation des esprits à la conscience libre qui prépare à l’égalité en liberté.
C’est bien ce qu’avait compris Condorcet avec son idée « d’instruction publique« . Si l’on voulait faire évoluer la société vers une société de liberté, le régime politique vers une démocratie républicaine, il fallait donner à tous les enfants du peuple à la fois l’occasion de l’expérience de la liberté de penser et les moyens d’y former tous les esprits, ce qui ne pouvait se faire qu’en dehors de l’éducation des parents et des communautés en particulier religieuses, et en un lieu dévolu à cela avec des maîtres formés pour cette tâche.
Il faut donc comprendre que si, comme le dit H. Arendt, instruire peut être compris comme une « éducation à la raison », éduquer n’est pas instruire.
L’action spontanée et normale des parents à l’égard de leurs enfants est bien d’éduquer et non d’instruire. Les deux concepts qu’une volonté politique, quelque peu inconséquente, a rendus interchangeables, ne sont pas équivalents. Éduquer vient du latin ex-duco, conduire au dehors, instruire de in-struere, mettre en ordre à l’intérieur, ce verbe étant pronominal, le sujet s’instruit lui-même, avec une aide, mais l’action est celle du sujet sur lui-même. Comme le dit H. Péna-Ruiz dans Qu’est-ce que l’école ? : « s’être instruit du théorème de Pythagore, ce n’est pas se trouver en mesure de le réciter sans faute mais en comprendre personnellement les raisons et pouvoir les expliquer. En ce sens on s’instruit soi-même de ce qu’il y a à comprendre. La forme pronominale signale que l’esprit s’éclaire lui-même. »
Le mouvement d’éducation va de l’intérieur vers l’extérieur. Les parents sortent l’enfant du giron maternel, par l’action conjuguée d’un amour inconditionnel et d’une exigence de soumission à des règles, sans lui donner de direction, pour lui offrir justement, la possibilité de les quitter pour un choix libre de sa vie. « Aucun apprentissage n’évite le voyage, écrit Michel Serres dans le Tiers Instruit, Sous la conduite d’un guide, l’éducation pousse à l’extérieur. Pars : sors du ventre de ta mère, du berceau de l’ombre portée par la maison du père et des paysages juvéniles ».
Le mouvement d’instruction consiste donc à agir sur soi, à discipliner son esprit selon des savoirs eux-mêmes rationnellement organisés, ceux des sciences, des arts et des lettres, mais qui ont l’avantage, outre qu’ils donnent à tout le monde à connaître, de ne dépendre de personne, d’aucun point de vue, et de ne rendre personne dépendant puisqu’au contraire, leur maîtrise confère liberté et raison.
A la maison, l’enfant n’est pas aimé pour ce qu’il fait mais simplement parce qu’il est un enfant, quoi qu’il fasse, et c’est cela le sens et l’unicité de cette relation. A l’école il est, non pas aimé, mais reconnu pour ce qu’il fait en réponse aux demandes du maître qui ne vise que son progrès dans la raison et la connaissance. Une relation d’amour à l’école placerait l’enfant dans une situation constamment incertaine et incontrôlable de recherche affective qui le rendrait dépendant de l’adulte. Il ne serait pas en recherche de réponse cognitive dont il peut contrôler les critères pour construire sa connaissance. Les relations familiales et scolaires sont de nature et par nature différente parce que leur finalité n’est pas la même. Leur confusion ne peut mener qu’à la destruction de l’une et de l’autre alors qu’elles toutes deux essentielles à l’épanouissement nécessaires au devenir adulte de l’enfant.
Mais soyons clair, éduquer et instruire sont indispensables l’une à l’autre et toutes deux à l’enfant.
Il n’est pas possible à un sujet de s’instruire s’il n’a pas été rendu civil par une éducation, c’est-à-dire capable d’intérioriser des règles pour contrôler ses pulsions, se mouvoir dans un espace et un temps codifiés, pour parler, vivre avec les autres. De même, une éducation par la famille qui resterait sans instruction et sans école ferait courir aux enfants le risque d’assigner leur vie à leurs seules racines familiales et de les priver ainsi de l’émancipation qu’exige la possibilité de choisir leur propre destin. « Les parents font des enfants non des élèves. L’expression « parent d’élève » signe un délit d’ingérence autant qu’un abus de pouvoir » dit Régis Debray, dans L’aventure humaine. Les enfants n’appartiennent pas à leurs parents comme des objets précieux dont ils veulent le meilleur et que l’on garde pour soi, ils doivent pouvoir faire « leur » vie dans un monde qui n’est pas celui des parents pour y vivre une vie d’homme. C’est cela qu’offre l’école publique.
Ainsi, aux familles favorables à l’école à la maison qui reprochent à l’école d’être un lieu d’aliénation qui empêche les enfants de s’épanouir, C. Kintzler répondrait que l’école n’est pas là « pour épanouir mais pour émanciper », et qu’elle est seule à pouvoir en donner la possibilité à tous. Ceux qui par suite du confinement sont dans l’obligation de faire le travail d’instruction ont compris cela quand ils disent leur désarroi devant une tâche qui n’est pas de leur compétence. Aucun parent en effet ne peut renoncer à aimer ses enfants, or ce renoncement est exigé par l’acte d’instruction. Ainsi les parents qui affirment pouvoir instruire leurs enfants sont le plus souvent inconscients de transmettre, même sous couvert du programme, leurs propres modes de penser et de croire : ils ne font en réalité que prolonger l’éducation qu’ils donnent autrement à d’autres moments, l’instruction qu’ils donnent est en ce sens une instruction « maison ».
Dans tous les cas, ils les privent de ce que l’école offre, malgré toutes ses imperfections, la chance d’une autre vie sociale, intellectuelle, culturelle, et même physique en même temps qu’une première expérience de liberté de penser loin du regard parental. C’est en ce sens que les enfants y deviennent, pour le temps de l’école, des élèves, et il s’agit bien d’une « élévation » de leur statut d’enfant. D’êtres tous différents, particuliers et dépendants de leur milieu familial, ils sont promus au statut d’élève auquel est donné une chance de n’appartenir qu’à eux-mêmes, comme être de liberté et de raison.