Auvergne laïque n° 491 - janvier-mars 2023 / UNE

D’une guerre à l’autre

Par Alain Bandiéra.

« Vous tous, toutes les mères, tous les pères, tous les frères et sœurs, votre accueil nous cause une  joie immense …. toute cette joie, nous la devons à la victoire…. Mais nous n’oublierons jamais ceux qui sont restés sur le champ de bataille. Le temps peut passer, nous reconstruirons les villages et les villes ; toutes nos blessures se cicatriseront. Mais nous garderons toujours une haine féroce de toute les guerres.

        Nous ressentons au fond du cœur le grand malheur de ceux qui,  aujourd’hui,   ne peuvent accueillir Un être chéri. Et nous allons tout faire  afin que nos jeunes filles n’aient plus de chagrin et qu’elle gardent leur fiancé ; que toutes les mamans de la terre n’aient plus à redouter pour la vie de leurs enfants ; afin que tous les pères, en secret, n’aient plus à ravaler leurs larmes.

        Nous avons vaincu, nous sommes restés vivants non pour la destruction mais  pour l’édification d’une vie nouvelle. »

        Cet ardent plaidoyer pour la paix est extrait d’un discours prononcé par un personnage dans la dernière séquence du film russe, « Quand passent les cigognes » qui a fait pleurer des salles entières. Ce film rompt avec la tradition d’une propagande belliciste en vigueur jusque là dans le régime soviétique.

        Wladimir Poutine n’a sans doute pas vu ce film, ou du moins il en a oublié le message.

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        Le 18 mars 2022, alors que la France célébrait les 60 ans des accords d’Evian qui mettait fin – d’une manière illusoire – au conflit algérien auquel on avait reconnu la dénomination de « guerre d’Algérie » une autre  guerre ravageait l’Ukraine depuis près de 3 semaines.  La coïncidence entre les  deux situations historiques a provoqué – comme chaque fois qu’un événement en vaut la peine – un déferlement d’images en même temps qu’elle en engendré une confusion immense dans leur perception ; on ne savait plus en effet de quelle guerre il s’agissait, et sur le « théâtre de la guerre » – selon la formule de Voltaire – les scènes étaient identiques ,  relevant  du même spectacle  de destruction et de panique. C’étaient des ruines fumant sous les bombes ou les explosions, des gens éperdus courant dans les rues pour échapper aux tirs, des enfants pétrifiés hurlant de peur, des cadavres jonchant le sol,des exécutions sommaires,  des blessures atroces….On aurait pu glisser, dans le déroulement des reportages, les images d’un film, celui de Rossellini par exemple – Allemagne année zéro– où une séquence nous montre un enfant errant dans les ruines de Berlin détruite par l’armée russe,  et qui finit par se jeter du haut d’un immeuble démantelé  par les bombardements  : la fiction passerait pour réelle et s’ajouterait à la dénonciation des atrocités.     Quelle que soit la guerre, l’horreur est la même. On pourrait penser que les progrès de la technologie ont aggravé « l’efficacité » des armes et on a même tenté de nous faire croire que la guerre des 6 jours serait une « guerre propre »  or, à toutes époques, le nombre des victimes – morts et blessés –  d’une guerre est toujours considérable,  y compris des victimes « collatérales », c’est-à-dire de tous les innocents massacrés. Et c’est ainsi que les seules baïonnettes ont fait, pendant la guerre de sécession, 600 000 victimes parmi les nordistes, et 500 000 parmi les sudistes.

        Des voix s’ élèvent  dans toute l’histoire des hommes cependant – y compris dans l’antiquité -l la voix des écrivains, des poètes, des philosophes,  auxquelles s’ajoutent les images des peintres et plus récemment, des photographes et des cinéastes,  plaidant pour la paix et protestant contre la barbarie de la guerre.  « Lysistrata » – signifiant en grec « qui défait les armées » est le prénom d’une femme héroïne de la pièce du même nom écrite par le poète comique Aristophane. Lysistrata organise avec toutes les femmes de la cité une grève singulière : elles refuseront leurs faveurs à leurs guerriers de maris  tant que ces  derniers déserteront le foyer conjugal pour conquérir  sur les champs de bataille leur honneur viril. La pièce d’Aristophane était en réalité une critique violente – et satirique – de la guerre du Péloponnèse.

        Plus près de nous,  et beaucoup plus solennellement  aussi, Jean Giono reprend le même thème dans sa « lettre aux paysans sur la pauvreté et sur la paix ». S’adressant aux paysannes, il leur confie la mission d’empêcher les guerres en faisant la grève du blé. L’injonction de Giono relève d’une utopie pacifiste qui traverse une grande partie de son œuvre.

        « … payez. Plus rien n’est à vous, même pas vos mains. Marchez. On n’a même pas besoin de vous expliquer les raisons de cet abattoir vers lequel on vous pousse avec vos enfants …les musiques militaires sonnent en fanfare l’article du règlement qui le proclame : Aux armes, citoyens !

…Je ne suis plus du tout disposé à défendre la paix au profit d’hommes qui ne cessent de rendre ainsi la guerre logique et raisonnable. Il ne suffit pas d’être pacifiste, même si c’est du fond du cœur et dans une farouche sincérité ; il faut que ce pacifisme soit la philosophie directrice de tous les actes de votre vie. Toute autre conduite n’est que méprisable lâcheté »

        Wladimir Poutine n’a sans doute pas lu non plus ce court ouvrage de Tolstoï auquel l’écrivain, catholique fervent, donne pour titre un des dix commandements de l’Evangile : « Tu ne tueras point ». Évoquant le meurtre des puissants – rois et empereurs célèbres, souvent victimes des ressentiments populaires – Tolstoï, loin de s’apitoyer, inscrit ces meurtres dans un cycle d’assassinats : 

        «… Ces meurtres provoquent, parmi les empereurs, les rois et leur entourage, une violente indignation et un grand étonnement, comme si ces princes ne participaient pas eux-mêmes à des assassinats, n’en profitaient et ne les ordonnaient point. Parmi les rois assassinés, les meilleurs… étaient auteurs ou complices du meurtre de milliers et de milliers d’hommes qui périrent sur les champs de bataille ; quant aux empereurs et rois mauvais, c’est par centaines de mille et par millions d’hommes qu’ils ont fait périr.

        Avec des accents qui rappellent les imprécations de Voltaire, Tolstoï dénonce aussi l’embrigadement auquel les masses sont soumises et tourne en ridicule le cérémonial militaire.

« La masse est comme hypnotisée :Elle voit, chez les monarques ou les présidents, le souci constant de la discipline militaire, les revues, parades et manœuvres auxquelles ils assistent et dont ils tirent vanité c’est tout bonnement la préparation à l’assassinat ; c’est l’abrutissement des hommes en vue d’en faire des instruments de meurtre ».

La conclusion du texte n’est rien d’autre qu’un appel à la raison, seule arme contre le fanatisme belliciste .

«  C’est pourquoi il faut chercher à mettre un terme aux tueries entre les peuples, non par d’autres assassinats, – car au contraire, ils ne font qu’accroître l’hypnose, – mais en provoquant le réveil qui détruira cette hypnose ».

        La guerre d’Ukraine a soulevé, chez les peuples  européens, un effroi immense, en même temps qu’une immense compassion à l’égard du peuple ukrainien.  Question de proximité géographique sans doute, qui a rendu tangible – et menaçante – l’évidence de la guerre.  Question aussi d’identité ethnique et religieuse, favorisant la conscience d’une fraternité avec  un peuple occidental, de religion chrétienne, dont les drames  nous sembles  proches.

        Cette vague de solidarité frise pourtant une forme d’injustice humanitaire. L’opinion française ne s’est guère émue de l’annexion de la Crimée par la Russie, après que Poutine a ordonné l’invasion militaire de ce pays. L’acteur Omar Sy vient de mettre les pieds dans le plat,  provoquant une polémique, et les protestions de quelques ministres de droite ; il rappelle en effet que le continent africain est déchiré par des guerres intestines, par des massacres, que  la situation de l’ Ukraine a effacés de la conscience (et de la solidarité) des nations européennes. L’Afrique ne bénéfice pas de la même proximité avec l’Europe, l’indignation de l’acteur noir est peut-être excessive mais bien d’autres pays de la planète sont ravagés par des guerres, provoquant l’immigration massive de ceux qui veulent échapper à la violence ou à la persécution. Proches ou lointains, ils connaissent la même misère et méritent la même solidarité.

PLAIDOYER(S) POUR LA PAIX

        Ils sont innombrables, ces discours ardents, qui dénoncent la guerre ; ils se sont multipliés depuis la création en décembre 1901 du prix Nobel de la paix. Mais depuis l’antiquité, la littérature était traversée par la protestation pacifiste. Rappelons la belle invocation de Malherbe, à l’intention du roi Henry le grand, au lendemain des guerres de religion :  « et les fruits passeront les promesses des fleurs ». Nous avons déjà publié le vibrant discours de Victor Hugo, prononcé en 1849,la ferveur de  son  espérance de  paix « un jour viendra où les armes vous tomberont des mains ». Ce discours aurait-il inspiré le poème d’Aragon que nous évoquons plus loin ?

        Nous avons choisi de publier  un bref extrait du « discours pour la paix » de l’écrivain oublié, Laurent Tailhade, texte qui fait également écho au discours de Victor Hugo, et prend parfois des allures de prophétie :

         « Les plus rudes soldats, les tragiques moissonneurs de cadavres, les guerriers pour qui la bataille est un jeu où s’accoise leur manie homicide, ont eux-mêmes, entre deux carnages, appelé ces jours bénis. Les princes politiques et les furieux capitaines en ont uniformément rêvé. Charles XII et Napoléon, Cromwell et Frédéric le Grand, au milieu des gestes sanguinaires, des hécatombes humaines, des sièges, des combats, des sacs et des exterminations, tendaient à l’apaisement universel, demandaient aux armes la réalisation d’un idéal pacifique, la réunion de tous les hommes dans le même bercail, sous la houlette d’un pasteur magnanime et triomphant. Cette ambition des rois, des princes, des chefs militaires, les peuples, aujourd’hui, l’ont reprise à leur compte. Justement parcimonieux de leur vie et de leur fortune, ils demandent, pour trancher leurs différends et juger les procès de nation à nation, un tribunal plus équitable, une justice plus humaine que le hasard des combats. Au patriotisme étroit, agressif et borné des époques lointaines succède le patriotisme intelligent, respectueux du droit universel, qui n’estime pas absolument nécessaire de tuer ou de mourir pour vider une querelle et revendiquer son bien. Le pacifisme a conquis les plus nobles intelligences, ému les cœurs d’un zèle fraternel. La Conférence de La Haye, où savants, hommes d’État, légistes et docteurs ont préparé le Code pacifique, la législation qui mettra fin aux victoires sanglantes, aux entreprises meurtrières, marque une étape glorieuse de l’Humanité. » 

                  La mobilisation littéraire et les grandes paroles pacifistes n’ont pourtant rien empêché ; le commerce des armes n’a jamais été aussi florissant et la barbarie est toujours à nos portes . Ainsi le constate Albert Messein, éditeur de poésies, dans sa présentation du discours de Tailhade :

         « Depuis le jour où ces lignes fulgurantes ont été tracées, la guerre horrible est venue décimer et avilir l’Europe. Les plus nobles espoirs ont été submergés par la boucherie misérable, imposée par une tyrannie sans nom. Les anathèmes portés par le merveilleux écrivain que fut Tailhade contre le militarisme et la guerre n’en ont que plus de valeur. »

Est-il encore permis de croire avec Aragon que :

« Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange

Un jour de palme un jour de feuillages au front

Un jour d’épaules nues où les gens s’aimeront ».