Auvergne laïque n° 489 - décembre 2021 / UNE

Le paradoxe de Saint-Just

« Jusqu’où peut aller notre liberté d’expression ? Notre démocratie ne court-elle pas le risque d’en être parfois l’otage ? Si la loi sur la liberté de la presse a permis de mieux la définir, et si la provocation à la haine et l’apologie du terrorisme en sont opportunément bannies, nos périodes de crises économiques, sanitaires, politiques, restent propices à la quête d’utiles boucs émissaires ou de sujets polémiques détournant de l’essentiel. La liberté d’expression peut alors devenir une arme dangereuse comme toutes les armes »
Fabienne Pascaud, Editorial de Télérama (1)

« Tous les coups sont permis » Ainsi un magazine intitule-t-il un article consacré à la liberté d’expression (1). Depuis quelques années, autour des attentats qui ont endeuillé le monde, aujourd’hui avec le périple – triomphal ? – d’Éric Zemmour, ses propos et ses livres, se pose la question de la liberté d’expression.

L’article 11 de l, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) proclame le caractère inaliénable de ce droit, et il en fixe discrètement les limites : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ».

La question des libertés a souvent fait surgir des paradoxes et des contradictions qui leur ont parfois conféré une dimension tragique, tristement illustrée dans l’assassinat de Samuel Paty. C’est Saint-Just, grande voix des Montagnards sous la Révolution qui proclame le premier paradoxe inhérent au problème particulier de la liberté d’expression : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Autrement dit, Saint-Just préconise de sanctionner tout ce qui peut être considéré comme une atteinte aux libertés fondamentales ; en particulier certains débordements liés à l’exercice même de la liberté d’expression quand elle bafoue les obligations éthiques liées à cet exercice.

C’est ainsi que deux opinions inconciliables ont surgi au moment des attentats contre Charlie Hebdo, et à l’occasion du meurtre de Samuel Paty. D’un côté les inconditionnels de la liberté d’expression qui ont affiché « je suis Charlie », reconnaissant au magazine le plein droit à la publication de caricatures, et au blasphème et dénonçant le crime terroriste qui les en a punis ; de l’autre, des citoyens qui ont refusé d’être Charlie, et ont proclamé l’exigence d’une prudence éthique, destinée à réguler l’usage de la liberté d’expression ; au fond Charlie « l’avait bien cherché » en prenant le risque de blesser la communauté musulmane dans ses croyances et dans sa foi.

Même dilemme concernant Samuel Paty. Pour les uns, le droit imprescriptible d’un professeur en particulier, et de l’école en général, de former les élèves à l’esprit critique, de résister à toute forme de pression idéologique et religieuse, d’être ainsi conforme au principe de laïcité. Pour les autres, une imprudence coupable, une injure faite au public scolaire qui mettent en danger l’institution scolaire dans son ensemble.

Ces débats ramènent essentiellement à la question fondamentale de la liberté d’expression : a-t-on le droit de tout dire, dans l’espace public et dans les médias ? Cette question s’applique largement aux agissements d’Éric Zemmour dans sa campagne – car c’en était une – dans ses déclarations, dans sa candidature, et pour finir, dans l’organisation de son meeting à Villepinte.

Pour répondre à ces questions, et en préalable à notre analyse du phénomène Zemmour, plongeons-nous une fois de plus dans l’histoire pour évoquer la loi de 1881 sur la liberté de la presse ; pour faire entendre le discours – toujours enflammé – de Victor Hugo s’alarmant avec véhémence contre un projet de loi visant à instaurer le contrôle et la censure des journaux.

Victor Hugo : discours à l’assemblée 11 septembre 1848

« LIBERTE DE LA PRESSE, C’EST SACRE »

Victor Hugo prend part à la discussion d’un projet de décret sur l’état de siège ayant pour objet de transmettre au pouvoir judiciaire le droit de suspendre les journaux, qui était du ressort du pouvoir exécutif.  Il s’élève violemment contre la suspension des journaux.

« Suspendre par l’autorité directe, arbitraire, violente, du pouvoir exécutif, cela s’appelait coups d’État sous la monarchie, cela ne peut pas avoir changé de nom sous la République. Ceux qui défendent, ceux qui soutiennent cette opinion, sont donc les amis de l’ordre en même temps que les amis de la liberté. La suspension des journaux crée un état de choses inqualifiable […] Je ne pense pas que le droit de suspension des journaux, même retiré au pouvoir exécutif et donné aux tribunaux, je ne crois pas que ce soit une bonne chose.

Le droit de suspension des journaux ! […] Ce droit participe de la censure par l’intimidation, et de la confiscation par l’atteinte à la propriété. La censure et la confiscation sont deux abus monstrueux que votre droit public a rejetés ! et je ne doute pas que le droit de suspension des journaux qui se compose de ces deux éléments abolis et détestables, confiscation et censure, ne soit jugé et prochainement condamné par la conscience publique […] Quant à moi, je verrais avec douleur ce droit fatal entrer dans nos lois ; je m’inclinerais devant la nécessité, mais j’espère que s’il y entrait aujourd’hui, ce serait pour en sortir demain ; j’espère que les circonstances mauvaises qui l’ont apporté l’emporteront.

Je ne puis m’empêcher de vous rappeler à cette occasion un grand souvenir. Lorsque le droit de suspension des journaux voulut s’introduire dans notre législation sous la restauration, M. de Chateaubriand le stigmatisa au passage par des paroles mémorables. Eh bien, les écrivains d’aujourd’hui ne manqueront pas à l’exemple que leur a donné le grand écrivain d’alors. Si nous ne pouvons empêcher de reparaître ce droit odieux de suspension, nous le laisserons entrer, mais en le flétrissant.

Permettez-moi, messieurs, de déposer dans vos consciences une pensée qui devrait dominer cette discussion : c’est que le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’une, c’est attenter à l’autre.

La liberté de la presse, c’est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité. Favorisez, messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui faites pas obstacle ; songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et d’initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse, s’amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l’effet d’un flambeau qui s’éteint !

Messieurs, vous avez le plus beau de tous les titres pour être les amis de la liberté de la presse, c’est que vous êtes les élus du suffrage universel !

Je voterai, tout en rendant justice aux excellentes intentions du comité de législation, je voterai pour tous les amendements, pour toutes les dispositions qui tendraient à modérer le décret »

La loi sur la liberté de la presse sera votée en 1881 ; Franck Riester, ancien Ministre de la Culture, l’évoquera dans un autre discours en faveur de la liberté de la presse qu’il prononce les 24 janvier 2019, se référant encore à la diatribe de Victor Hugo.

Discours de Franck Riester


« Il n’y a pas de démocratie sans une presse libre.
Cela ne date pas d’hier.
Le 11 septembre 1848, dans son discours à l’Assemblée constituante, Victor Hugo affirmait que « Le jour où […] on verrait la liberté de la presse s’amoindrir […], ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l’effet d’un flambeau qui s’éteint ! »
Ce flambeau, nous ne pouvons pas le laisser s’éteindre.
Et nous ne le laisserons pas s’éteindre.
Si nous voulons le maintenir allumé, il faut aujourd’hui raviver sa flamme.
Défendre la liberté de la presse, c’est également protéger la loi de 1881, garante de la liberté d‘expression.
Oui, les réseaux sociaux permettent d’en abuser […] il faut apporter une réponse spécifique aux délits d’injure et de diffamation, lorsqu’ils sont réalisés sur internet.
Mais est-ce qu’il faut pour autant sortir l’injure et la diffamation de la loi de 1881 et de son régime procédural spécifique ?
Je ne crois pas que ce soit une réponse satisfaisante.
Davantage responsabiliser les plateformes numériques, renforcer leur devoir de coopération avec les pouvoirs publics : voilà une réponse satisfaisante.
Pas modifier la loi de 1881. Le Premier ministre l’a très clairement affirmé la semaine dernière, lors d’une réunion organisée avec les représentants des journalistes et des éditeurs de presse.
Cette loi, c’est un tout : elle proclame une liberté, elle permet la répression de ses abus, elle organise une procédure particulière et protectrice, adaptée au fait que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ».
C’est cet équilibre qui la fonde.
Cet équilibre, nous devons le préserver.
Défendre la liberté de la presse, permettre aux journalistes de pouvoir informer, c’est également s’assurer que les citoyens aient confiance dans leurs médias »

171 ans après le discours de Victor Hugo, la liberté de la presse, et son corollaire, la liberté d’expression sont toujours considérées comme les outils – et les garants – de la démocratie.

La liberté d’expression : un droit, des limites

Fondement de la démocratie

En écho à la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 qui énonce le droit de « tout individu à la liberté d’opinion et d’expression » ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considération de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d’expression que ce soit », l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, rappelle que cette liberté constitue « l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ».

Le Conseil constitutionnel a réaffirmé en 1994 que la liberté d’expression était une  » liberté fondamentale d’autant plus précieuse que son existence est une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés. » ; elle fait partie des libertés fondamentales, piliers de notre démocratie et favorise l’émergence d’une société ouverte, tolérante et respectueuse de l’état de droit.

Limites et sanctions

Certaines limites s’imposent à l’exercice de la liberté d’expression. Le droit européen prévoit des restrictions dans des situations clairement définies ; toute incitation à la discrimination ou la violence ne peut être considérée comme l’exercice légitime du droit à la liberté d’expression.

En droit européen, elle est encadrée par les dispositions du second paragraphe de l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. L’exercice de la liberté d’expression est soumis à « certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».    

Le paradoxe de Saint-Just se trouve donc résolu ; tout citoyen dispose donc pleinement de la liberté d’expression. Toutefois, la loi définit l’expression de certaines opinions comme délictueuse et prévoit donc des sanctions pour frapper « les ennemis de la liberté », ceux qui la contestent autant que ceux qui la dévoient.

                                      Synthèse réalisée par Alain Bandiéra

Tapis rouges

La candidature d’Éric Zemmour à l’élection présidentielle est maintenant officielle au terme d’une campagne particulièrement spectaculaire. Souvent acclamé par ses partisans, cet homme de scène et de plateaux n’a pas réussi à provoquer les ovations des marseillais, et ce qu’il espérait être l’épopée marseillaise n’a été qu’un four ! L’initiative gestuelle (et particulièrement triviale) du nouveau candidat nous a valu, sur France Inter, une belle émission sur les connotations historiques du doigt d’honneur ; déjà, dans la Rome et la Grèce antiques, la signification érotique est en œuvre, sur le mode du mépris ; Au Moyen-Âge, il est porteur d’ intentions belliqueuses : Zemmour s’est souvent réclamé de ces connotations, flagrantes dans tous ses textes, récurrentes dans ses discours, et dans ses agressions à l’égard de ses interlocuteurs, et surtout de ses interlocutrices.

Bien d’autres candidatures insolites se sont manifestées dans l’histoire de l’élection présidentielle : jugés farfelues et sans dangers, elles apportaient un peu de fantaisie au sérieux de l’événement. Mais bien des citoyens s’étaient réjouis de la provocation et de l’impertinence d’un Coluche dont l’engagement n’avait pas manqué d’inquiéter les autres candidats, totalement dépourvus d’humour et aspirant à la fonction suprême : « il va nous faire perdre des voix » déploraient-ils.

L’événement qui agite aujourd’hui l’opinion pose, de manière acérée, le problème de la liberté d’expression. On sait bien que les dictateurs, une fois en place, s’empressent de faire brûler les livres, d’exiler les artistes, d’emprisonner les journalistes, voire de les exécuter. Une conception autre de cette même liberté considère qu’elle doit se soumettre à une éthique nécessaire, la protégeant de ses dérives et débordements qui transforment un outil républicain en arme de guerre.

De toute évidence, Zemmour s’est réclamé d’une radicale liberté et c’est en toute impunité, avec arrogance, qu’il s’est autorisé à proférer des opinions et des injures dont on pouvait croire qu’elles étaient désormais punies par la loi : ainsi de l’homophobie, de la xénophobie, du racisme ethnique ou religieux, pourtant considérés comme des infractions. Condamné à plusieurs reprises pour les avoir commises publiquement, accusé d’incitation à la haine, l’actuel candidat s’est vu acclamé à la sortie des tribunaux, y compris par quelques élus notoires.

D’autres questions se posent encore, tout aussi alarmantes que celle d’un bas usage de la liberté d’expression. Quels seront les auteurs des 500 signatures de soutien offert à un candidat qui se rit des valeurs républicaines, au même titre que son acolyte Marion Maréchal-Le-Pen, déclarant à l’occasion d’une élection « les valeurs républicaines, ça me gave ! » ? On peut se demander aussi quels citoyens font partie des 14 % des Français qui manifestent leur intention de voter Zemmour.

Mais il y a pire. Alors qu’il n’était pas encore candidat, le personnage a réussi à susciter un formidable engouement médiatique, qui a favorisé sa popularité, et finalement contribué à sa gloire. Dans un hebdomadaire bien connu, un journaliste a intitulé sa chronique « les idiots utiles de Zemmour » fustigeant les journaux qui ont diffusé sa photo à l’infini aux vitrines des kiosques et de tous les étals de magazines, et tous les plateaux de télévision qui lui ont ouvert les bras. Aux yeux du chroniqueur, il s’est agi là d’une véritable prostitution de la liberté de la presse, autre outil de la démocratie.

Sans compter avec un paradoxe. Certes, la plupart des journalistes ont entamé le procès d’Éric Zemmour, ils ont dénoncé ses opinions nauséabondes, mais par un curieux renversement des intentions (si tant est qu’on puisse les débusquer), ces réquisitoires ont pris la forme sournoise d’une interminable apologie ; ce qui était d’abord présenté comme un réquisitoire, une condamnation s’est mué en propagande obsessionnelle, assurant la renommée du futur candidat bien plus que sa disgrâce.

C’est dans le domaine de la photographie que les journalistes se sont surpassés. Toutes les ressources de l’image – dont on sait bien de quelle(s) manipulation(s) elle est porteuse – ont été mises en œuvre pour glorifier le personnage. Dans le dernier numéro de Marianne, on voit par exemple, une photographie de Zemmour, les bras levés en signe de victoire – à la « De Gaulle » – photographié de plain-pied ; sauf qu’il ne repose sur rien et ne se détache sur rien d’autre que la marge blanche de l’article qu’il illustre ; si bien qu’on a l’impression qu’il marche sur l’eau et qu’il s’envole vers le ciel. Roland Barthes eût trouvé là une occasion magnifique de nourrir ses « mythologies ». C’est l’Obs. qui, dans l’organisation d’une photographie, remporte la palme. On y voit Zemmour de dos – et c’est aussi bien diront ses détracteurs – assis derrière une table et qui fait face à une armada de journalistes braquant sur lui appareils photos et caméras ; c’est le procédé bien connu – et toujours efficace – de l’image dans l’image, de la photo dans la photographie, et qui produit une mise en abyme dont le sujet sort grandi.

C’est ainsi que la presse, la télévision, sont parvenues à construire le phénomène Zemmour, à lui fabriquer un charisme dont il est totalement dépourvu, voire à l’affubler d’une séduction qui lui fait cruellement défaut, déroulant sans fin pour lui le tapis rouge qu’on réserve aux héros.

Par bonheur, il est une justice des symboles qui nous console de l’ignominie. Déjà largement discréditée par la trivialité insupportable de son doigt d’honneur à l’égard d’une citoyenne, la pseudo-gloire de Zemmour s’est vue largement éclipsée, le temps d’une cérémonie. Le long de la rue Soufflot, on déroulait un autre tapis rouge, sans contrefaçon celui-là, et qui, enluminant tout un quartier de Paris, traçait le parcours ultime d’un héros véritable (qu’on nous concède le masculin, elle ne l’aurait pas renié), d’une héroïne qui s’est consacrée aux nobles causes, dont la plus prestigieuse à ses yeux étaient la cause de la fraternité : elle l’avait incarnée dans l’adoption d’une kyrielle d’enfants de toutes origines. A jamais marquée par le massacre des Noirs, dont elle fut témoin pendant son enfance, elle a partagé le rêve de Martin Luther King et combattu sans relâche pour l’égalité de toutes les ethnies. Elle a enfin mené une vraie bataille, en vrai soldat, pour sauver la liberté d’un pays, lui manifestant ainsi sa gratitude de l’avoir accueillie, et de l’avoir aimée.

 Joséphine Baker entrait au Panthéon quand un néo-fasciste annonçait sa candidature à la présidence de la France: une vignette du « canard enchaîné » montre une danseuse noire gigantesque, se moquant, à bananes déployées, d’un minable candidat qu’elle écrase de sa moquerie, et de sa gloire posthume : le dessin a valeur de fable. Cette coïncidence improbable, cette croisée fugitive de destins contraires doivent nous émerveiller, et l’émotion, visible sur tant de visages pendant la cérémonie de panthéonisation, les sourires et les larmes, la joie des enfants, la ferveur des adultes, nous permettent peut-être de ne pas désespérer d’un scrutin et de ne pas perdre tout à fait confiance en l’humanité.

Le meeting de Villepinte met le feu aux poudres

Outre l’escalade de la violence qu’il a provoquée, le meeting de Zemmour au parc des Expositions de Villepinte, a relancé avec vigueur le paradoxe de Saint-Just et remis à l’ordre très bousculé du jour – en l’occurrence très bousculé – la question de la liberté d’expression et ses tergiversations. Fallait-il couper la parole à Zemmour quand il n’était pas encore candidat officiel ? Et le reste aussi, aurait ajouté le pittoresque San Antonio, dont on publie aujourd’hui une belle anthologie, et tant il est évident que Zemmour souffre d »une véritable pathologie de la virilité. De la même manière, fallait-il empêcher Sardou d’enflammer son public en chantant « je suis pour » ? Etait-il possible de museler Le Pen dans ses délires négationnistes ? Et comment empêcher l’immonde Elisabeth Lévy de cracher son venin sur les antifascistes et ceux qu’elle nomme « les droits de l’hommiste » ?

Les déclarations de quelques élus au sujet du meeting s’inscrivent dans le dilemme que nous venons de mettre en lumière.

Face à Stéphane Roussel, président de la Seine-Saint-Denis qui lance une pétition pour interdire le rassemblement autour de Zemmour dans sa commune, Jean-Luc Mélenchon s’élève, au nom même de la démocratie, contre l’interdiction :

 « Stéphane Roussel a tort […] Ce n’est pas juste parce que le principe de la démocratie même, c’est d’écouter aussi ce qui nous déplaît. Si on écoute que ce qui nous plaît, tout le monde est du même avis, ça ne sert plus à rien ». Quand on est un démocrate, il n’y a pas cinquante recettes. Il faut discuter, il faut débattre…

Ce n’est pas en interdisant un meeting qu’on fait avancer les idées »

Stéphane Roussel, quant à lui, s’est montré intraitable, et envers Zemmour lui-même, et à l’entreprise qui lui a permis de tenir son meeting au parc des Expositions ; Et c’est précisément parce que la démocratie est, dans ce cas, doublement bafouée : « mais cela fait 30 ans qu’il y a dans notre pays la banalisation des idées d’extrême-droite ». Et d’exiger une véritable intégrité démocratique de la part d’une entreprise : « Ces engagements (de l’entreprise en faveur de la diversité) sont incompatibles avec l’accueil d’un polémiste qui […] conduit aujourd’hui une campagne dont le seul fondement est le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme, la haine des musulman.e.s. ».

Quant à Clémentine Autain, députée insoumise de Seine-Saint-Denis, elle se défend de proférer l’interdiction, mais elle pose à son tour, de la même manière que Stéphane Roussel, les questions éthiques :

« Je ne suis pas pour interdire, je n’interdis pas à Eric Zemmour d’être candidat à la présidentielle, ni de venir à la télévision, j’interroge […] J’interroge les citoyennes et les citoyens que nous sommes pour savoir si on lui fait tapis rouge, si on va lui faciliter la tâche ou si l’on décide de se battre. La liberté, l’égalité, la fraternité, il a toujours fallu se battre pour les faire vivre ; aujourd’hui, je dis au groupe Viparis – gestionnaire du parc des expositions où se tiendra le meeting – je dis à ce groupe : « Que faites-vous, à laisser cette salle, au cœur de la Seine-Saint-Denis […] Je crois que c’est une provocation. Il est de la responsabilité du groupe de dire non, non, nous ne louons pas la salle à un acteur politique qui sème la haine et le mépris de la population de la Seine Saint-Denis ».

Aux yeux de la loi

S’il est vrai donc, dans le champ tumultueux de la liberté d’expression, que La loi garantit son exercice démocratique en même temps que la protection des personnes et des droits de la personnalité ; si donc elle interdit – et punit – la diffamation, l’atteinte à la vie privée, la provocation à la discrimination à la haine ou à la violence ; si elle condamne l’apologie de bon nombre de crimes : crimes de guerre, crimes contre l’humanité, crimes de réduction en esclavage ou d’exploitation d’une personne réduite en esclavage ou crimes et délits de collaboration avec l’ennemi, ; et pour finir, la négation, la minoration ou la banalisation de ces crimes (articles 29 et suivants de la loi du 29 juillet 1881), nous sommes DONC en droit de considérer que Zemmour s’est conduit en délinquant de la liberté d’expression, se donnant impunément le droit au mépris, à l’injure, à l’égard de certaines citoyennes et certains citoyens, en raison de leur ethnie, de leur religion, de leur sexualité. Loin de mériter le tapis rouge que ses partisans et que les médias lui ont déroulé, Il devrait rendre gorge à la société et appartenir désormais à l’appareil judiciaire afin de répondre des crimes d’opinion qu’il n’a cessé de commettre envers ses frères humains et … ses sœurs humaines (voir notre forum)

(1) Télérama n°3748 du 13 au 19 novembre 2021. Que faisons-nous de notre liberté d’expression ?

                                                                                     Alain Bandiéra