Notre ami Bernard Gilliet
L’homme de valeur(s) qui vient de nous quitter à l’âge de 88 ans était des nôtres : farouche partisan de l’école publique, où il exerça les fonctions de professeur, puis de directeur d’école normale, et militant inlassable de la laïcité : frappé par la maladie, à la fin de sa vie, il continua à apporter sa contribution à notre journal jusqu’au bout de ses forces et de son énergie.
Il mérite notre amitié et notre estime posthumes, il mérite largement l’hommage que nous tenons à lui rendre.
La mémoire de Bernard Gilliet
Homme de paroles, homme d’actions, Bernard était aussi homme de l’écrit, véritablement homme de lettres, féru de littérature. Il laisse deux témoignages captivants où se dessinent les contours précis d’un homme et de ses engagements.
Profondément pacifiste, viscéralement antimilitariste, il écrit, à son retour d’Algérie un bref manifeste contre la torture dont la découverte ébranle ses convictions humanistes.
Dans un long texte autobiographique, « une enfance bourbonnaise », il évoque – et nous lègue – en même temps les leçons d’une enfance paysanne où pendront source toutes ses valeurs, toutes ses révoltes et tous ses combats.
Ces textes ont nourri l’hommage que nous rendons à Bernard Gilliet, considérant qu’ils font entendre la parole d’un homme dans son authenticité, authenticité humaine, mais aussi authenticité culturelle, ancrée dans l’histoire et les vicissitudes des hommes.
Nous avons pris l’initiative de publier de très larges extraits de ces textes, soumis aussi à l’approbation de sa famille.
Contre la torture en Algérie
A vingt-cinq ans Bernard Gilliet est « enrôlé » dans le contingent des appelés, il fera partie de « ces soldats qu’on avait habillés pour un autre destin » contraints d’effectuer leur service militaire en Algérie.
De cette expérience, il retiendra la découverte terrible de la torture : il en rendra compte dans un bref manifeste où il condamne la pratique de la torture en Algérie par l’armée française, inconcevable avec le souvenir proche des agissements de la Gestapo :
Que des militaires français aient, pendant la guerre d’Algérie, pratiqué la torture peut paraître inimaginable si l’on se rappelle que la « Nuit de la Toussaint » 1954 est survenue moins de dix ans après le procès de Nuremberg et la révélation des actes de barbarie perpétrés par les nazis. Pour la conscience collective des Français, à cette époque, l’évocation de la torture renvoyait aux cachots de la Gestapo, à l’horreur des camps d’extermination, à l’abomination d’Oradour.
A l’appui de son émotion, et de sa révolte, il évoque la culture antimilitariste que son enfance lui a inculquée et tous ses engagements pacifistes :
Élevé par un grand-père paysan pauvre et gazé en 1915 – l’autre avait été tué dès septembre 14 – tandis que mon père, mon oncle et la plupart des hommes du village étaient prisonniers en Allemagne, j’avais baigné dès l’enfance dans un milieu populaire ‘’de gauche’’, antimilitariste et communisant […] En 1949, à seize ans, j’avais signé l’Appel de Stockholm contre la bombe atomique ; j’avais adhéré en 1952 au Mouvement de la Paix, en janvier 1954 au Parti Communiste […] Quatre années d’études supérieures d’histoire avaient contribué à me forger des convictions ; et j’avais vingt-cinq ans lors de mon appel sous les drapeaux. C’est dire que j’étais mieux armé pour résister à « l’action psychologique » que des jeunes de vingt ans sans formation idéologique.
Bernard Gilliet n’a jamais oublié les récits de la boucherie Verdun (pour les jeunes hommes des deux camps antagonistes), il se souvient du désastre sanglant des tranchées, il sait l’horreur nazie et la barbarie des crimes d’Hitler. Mais l’histoire ne le chevronne pas, et c’est avec effroi qu’il découvre la réalité de la torture :
Dès mon retour en Algérie en avril 1959, avant même d’avoir pris mes fonctions de chef de section, chargé du maintien de l’ordre dans un quartier de 15 000 habitants, dont 12 000 musulmans, […] je fus brutalement confronté avec la torture. Au mess on racontait que ‘‘ceux de la deuxième compagnie avaient coxé (arrêté) des fellouzes, les avaient passés à la gégène’’, et que l’un d’eux avait parlé. J’avais beau être persuadé d’avance, par la lecture de la presse de gauche et d’extrême-gauche, de la réalité de la torture ; de la savoir si proche, pratiquée par des gens que j’allais inévitablement rencontrer, je me sentis sur le moment bouleversé et horrifié.
Ce qui le bouleverse surtout, c’est de constater comment le contexte d’une guerre, une propagande nocive, la haine de l’adversaire, peuvent métamorphoser les hommes et en faire des bourreaux aussi consciencieux qu’inconscients :
[…] De courageux vétérans des combats de la Libération ont organisé, ordonné, pratiqué la torture ; plus nombreux encore sans doute, des appelés ou des rappelés s’y sont livrés sans en éprouver de scrupules, au moins sur le moment. Comment les uns et les autres en sont-ils venus là ?
La plus grande peine que j’aie éprouvé dans cette période venait de la participation régulière aux séances de torture, au P.C. de la compagnie, d’un jeune instituteur de Saône-et-Loire. Je lui représentais l’inanité de l’argument selon lequel la souffrance d’un homme était justifiée dès lors qu’elle pouvait éviter la souffrance et la mort de nombreux autres. Je lui exposais que la plupart du temps c’était justement un innocent que l’on faisait souffrir et que les martyrs ne pouvaient qu’engendrer des révoltés, d’autant que, dans notre unité, la plupart des victimes d’interrogatoires étaient relâchées, une fois remises sur pied. Je tâchais de lui faire sentir que la torture constituait la négation des ‘‘valeurs’’ de la civilisation que l’on prétendait défendre. En vain. Un jour, je lui demandai : ‘‘Mais comment pourras-tu, le lundi matin où tu reprendras une classe, faire à tes élèves une leçon de morale ? – Ce ne sera plus la guerre’’ fut sa réponse.
Bien avant Hannah Arendt, il est frappé par « la banalité du mal » au spectacle d’hommes engrenés dans la routine de la torture :
Il paraît que, dans certaines unités, on a contraint par la force des appelés à pratiquer la torture ; je le dis à regret : ce n’était pas nécessaire dans notre compagnie. Certains sous-officiers de carrière, qui s’étaient fait la main en Indochine, parlaient à table de leurs interrogatoires avec la même simplicité débonnaire que de leurs patrouilles ou de leurs rhumes de cerveau ; cela pour eux faisait partie de la routine du ‘’métier’’, et je pense même que certains y prenaient plaisir. Mais des appelés acceptaient volontiers de les seconder ; d’aucuns par simple obéissance, d’autres par conviction, quelques-uns peut-être par goût. Ayant repris mon poste à Montpellier à la rentrée de 1960, je scandalisai les bourgeoises en fourrure du ‘‘Forum de l’Express’’ qui s’indignaient des excès prêtés aux seuls parachutistes de la Légion Étrangère ou, comme l’a malheureusement fait croire Jules ROY, aux unités spéciales des D.O.P. : ‘‘Mais non, des tortionnaires, on en fabrique partout ; parmi ceux qui le deviennent, il y a peut-être vos fils, Mesdames, et vous, Mesdemoiselles, vos frères et vos fiancés.
Contre les scandales du silence, du mensonge ou de l’oubli, c’est encore à l’éducation que Bernard Gilliet s’en remet.
Car, pour ce que j’en sais, la torture a bien été une pratique courante et généralisée pendant la guerre d’Algérie. Le reconnaître officiellement ne serait que reconnaître une réalité historique […] expliquer aux jeunes la genèse de ces crimes, l’engrenage qui conduit des innocents à se faire bourreaux peut contribuer à leur éducation de citoyens et d’hommes.
Pour autant, il est admirable de constater que Bernard Gilliet n’a jamais perdu sa foi dans l’homme, et qu’il a toujours tenu le pari de son éducabilité :
A mon retour à la vie civile, je narrai certains de ces épisodes de mon séjour en Algérie à un professeur en retraite, protestant, humaniste et socialisant […] Il eut ce commentaire : ‘‘Mon jeune ami, n’oubliez jamais que si l’homme est fait à l’image de Dieu, il est aussi le descendant d’une très longue lignée d’animaux.’’ Comment un Dieu pourrait retrouver son empreinte dans cette affaire, je le conçois malaisément ; mais je reconnais avec tristesse qu’il n’y a pas besoin de gratter beaucoup le vernis humain pour voir réapparaître la bête. Malgré tout, devenu à mon tour un vieil homme, je garde confiance : mon optimisme se fonde sur l’extrême jeunesse, à l’échelle de la paléontologie, de l’espèce humaine, et par conséquent sur sa perfectibilité.
UNE ENFANCE BOURBONNAISE
« Et qui donc a jamais guéri de son enfance »
Lucie Delarue-Mardrus
Non seulement, il n’en guérit pas, mais il s’en nourrit toute sa vie.
Témoignage magnifique sur la vie paysanne dans la première moitié du siècle dernier, les souvenirs de Bernard Gilliet ne succombent ni au pittoresque, ni à la sommation pétainiste du retour à la terre : il est proche d’Antoine Sylvère plus que de Jean Giono :
Le pépé devait me le dire bien des fois lorsque j’eus l’âge de l’entendre : le travail de la terre, c’est le bagne.
Bien des écrivains ont évoqué cette époque des moissons et des battages ; aujourd’hui, on organise, pour la distraction des estivants, des démonstrations de « battage à l’ancienne ». A l’époque ce n’était ni du roman ni du folklore, mais pour les petits exploitants et les domestiques, chargés de rendre les journées pour le compte de leurs patrons, un travail épuisant, renouvelé chaque jour pendant des semaines.
L’authenticité du texte lui confère une valeur quasiment documentaire ; et il suffirait aujourd’hui de s’écarter des grands axes autour de Montmarault pour découvrir, dans des petits villages autrefois (ou parfois encore) agricoles, des images qui rappellent le village de Diou, à peine défigurées par le progrès :
Nous sommes avant 1940. Tâchons d’imaginer un village qui compte quinze cents habitants, qui étire ses maisons sur plus d’un kilomètre de part et d’autre d’une route alors nationale, à quelques centaines de mètres d’un fleuve […]
[…] les bâtisses sont typiquement bourbonnaises ; au cœur du village leur rez-de-chaussée est assez souvent surmonté d’un étage ; partout leur toit à double pente couvert de tuiles plates délimite un grenier aux pignons triangulaires qui prend jour par des fenêtres en saillie, les « jacobines ». Chaque toit est surmonté d’une ou plusieurs cheminée d’où s’échappe une fumée dont la teinte varie du blanc le plus pur au gris foncé en fonction de la limpidité de l’air, de la couleur du ciel et de la nature du combustible. Chaque maison […] dispose à l’arrière d’un jardin, quelquefois d’un poulailler dont les coqs font chaque matin un concours de chant. Chacune aussi, ou presque, possède son puits creusé dans la cour ou le jardin […] très peu nombreuses sont les demeures qui disposent de « l’eau sur l’évier » fournie par une pompe électrique, plus rares encore celles qui sont dotées d’une salle de bains. Un réseau public de distribution d’eau ne sera mis en service qu’à la fin des années 1950 ».
De cette enfance « heureuse, où il se sent aimé », Il gardera des leçons rudimentaires et pourtant fondamentales :
La politesse était chez nous – et je le trouve toujours légitime – un grand souci éducatif. Dès mes premières sorties en sa compagnie, la mémé m’avait enjoint avec insistance de dire bonjour […] On m’avait inculqué aussi la nécessité de saluer toutes les grandes personnes ce qui me valut, quand j’en croisai un grand nombre pour aller à l’école ou au catéchisme, de passer une enfance très dépeignée à force de soulever et de remettre en place mon béret !
Il gardera aussi le goût des humbles, la vénération pour ceux qui lui furent exemplaires, dans les valeurs, et dans le travail, en particulier pour ce grand-père dont le souvenir enluminera toute sa vie. Et ces paysans rudes, lui donnent aussi l’image d’un bonheur à la fois simple et rare , bonheur de chanter, bonheur de danser…
Une semaine avant sa mort, qui survint le 13 juin 1956, comme j’avais emprunté l’électrophone de Françoise Richard (mais oui ! ma future belle-sœur), il avait encore tourné et sauté avec ma mère qui se trouvait là.
C’était surtout un farouche travailleur, que la fatigue, la chaleur et le froid ne rebutaient pas. Il est mort par un beau jour de printemps, dans un champ, en fauchant, sans avoir eu le temps d’avaler la pilule qu’il avait toujours sur lui pour soulager un cœur usé par les efforts. C’était un mois avant mon succès à l’agrégation ; il n’a pas pu danser de joie sur place comme il l’avait fait quatre ans plus tôt quand j’avais débarqué du train sans prévenir pour annoncer ma réussite au concours d’entrée à l’E.N.S. de Saint-Cloud. D’autres hommes – et des femmes – ont encouragé mon appétit pour l’étude, ont tâché de me transmettre leur sens du devoir et de la droiture ; aucun ne m’a marqué autant que lui qui m’a appris la dignité du travail, le respect de la parole donnée et la bienveillance à l’égard d’autrui.
J’entends encore mon père entonner « Marinella », « Tant qu’il y aura des étoiles », « Bella ragazzina » et se risquer à quelques airs d’opéra dont il ne connaissait que des bribes. Mais, après la guerre, son succès préféré était « La rue de notre amour » dont, à soixante-dix ans de distance, les paroles me trottent toujours dans la tête… »
Ce monde de labeur est aussi profondément marqué par l’injustice, dont Bernard fera la découverte. Il fera ainsi son éducation politique dans un Bourbonnais « réputé rouge » et grâce aux enseignement pragmatiques du grand-père, sensible à la lutte des classes, et révolté par l’exploitation de l’homme par l’homme. Et c’est au cœur de sa famille même que l’enfant fera l’expérience d’un injustice cruelle :
les ouvriers qui l’acceptaient – mon père était de ceux-là – travaillaient jusqu’à quatorze heures par jour à assembler les poutrelles métalliques…. Un jour de mistral, mon père, en équilibre sur un élément déjà fixé sans harnais de protection et sans filet, voulut attraper une poutrelle à laquelle le vent avait imprimé un mouvement de toupie. Il fut balayé et précipité dans le vide d’une hauteur de vingt-six mètres […]. Il […] fut secouru et hospitalisé avec une déchirure de la plèvre et une plaie au poumon. Le chantier s’acheva avant la date fixée ; cette performance valut à l’entreprise une importante bonification dont une partie fut distribuée aux salariés sous forme de gratification, mais aux seuls salariés « présents sur le chantier à la date d’achèvement des travaux. » Toujours hospitalisé deux mois après l’accident, mon père n’y eut pas droit ! »
C’est sans doute pourquoi l’enfant n’oublie pas le spectacle des premières luttes syndicales, des militants ni les conquêtes du Front Populaire, dont la condition paysanne se trouve très légèrement améliorée :
Me voici à Digoin. Avec ma mère nous regardons, depuis le trottoir, défiler des hommes qui brandissent des pancartes et des banderoles ; ils sont en grève ; certains crient « Cattin, au poteau ! » Cattin, ce doit être le patron de leur usine. C’est le temps du Front Populaire. Je retiens surtout l’image d’ouvriers vêtus de blanc, des plâtriers – peintres sans doute, parmi lesquels il y a sûrement – et en effet ce fut un ardent syndicaliste – le Dédé Porterat, un Diouxois que je connais…
Il consacre un très long chapitre à l’évocation de la guerre (voir l’hommage page suivante) et aux ambiguïtés de la période d’occupation, en particulier la limite toujours incertaine entre les Résistants (de dernière heure) et les collabos (parfois injustement désignés). Il n’en gardera ni haine, ni ressentiment mais une conviction pacifiste inébranlable. Il partagera d’ailleurs avec Adolphe, un jeune Allemand prisonnier resté au village, la passion du foot. Il évoque avec beaucoup d’humour ses mésaventures de gardien de but :
J’étais en vacances et un double match amical avait été conclu avec les équipes 1 et 2 de l’A.S. Dompierre-sur-Besbre […] Je crois avoir été, de notre équipe, celui qui toucha le plus souvent le ballon […] Toujours est-il que le correspondant dompierrois de « La Montagne » avait écrit : » Seule la valeur du jeune gardien de but visiteur a évité à son équipe une défaite encore plus lourde » […] Nous avions perdu onze à zéro ! »
C’est à son instituteur « typique de la 3è république » qu’il devra la découverte du savoir, la joie de l’apprentissage, et c’est à l’école que naîtra sans doute sa propre vocation d’enseignant. Il éprouve à l’égard de son maître une gratitude infinie.
Un monde révolu
« Que voulez-vous, monsieur !… tout a une fin en ce monde,
Alphonse Daudet
et il faut croire que le temps des moulins à vent était passé
comme celui des coches sur le Rhône,
des parlements et des jaquettes à grandes fleurs. »
« Le secret de maître Cornille »
La pauvreté, pour Bernard, ne fut jamais une calamité. Enfant-poète, il est sensible aux splendeurs que lui offre la naissance d’une activité industrielle bourbonnaise ; comme les personnages du film de Fellini, « Amarcor », il s’émerveille du passage des bateaux sur le fleuve
A l’époque de mon enfance la batellerie était active ; le bateau, même de faible tonnage, représentait un moyen de transport lent mais économique quand j’entendais assez tôt leur « teuf-teuf » caractéristique, je harcelais la mémé pour qu’elle me conduisît au bord du canal admirer ces bâtiments rapides, rutilants de bois verni et de cuivre, surtout les bateaux-citernes qui transportaient des carburants, et dont les noms eux-mêmes – le « Nain jaune » et le « Nain bleu » – étaient un enchantement. On voyait quotidiennement passer des dizaines et des dizaines de ces bateaux, hauts sur l’eau quand ils étaient vides, mais dont le pont émergeait à peine quand ils étaient chargés du charbon des mines de Montceau, des briques et des tuiles venant de Montchanin, de chaux, de ciment, ou encore de grains […] »
Poète et historien, mais surtout témoin d’une époque révolue et d’un monde qui a accompli depuis longtemps sa « timide mutation », Bernard Gillet permet ainsi, par la gratitude de son souvenir, que des pans entiers de l’histoire des hommes – « les obscurs, les sans-grades » – ne sombrent pas dans l’oubli, ni surtout dans l’indifférence. C’est aussi en cela qu’il est profondément humaniste.
D’après les textes originaux de Bernard GILLIET
Lecture et sélection effectuées par Alain Bandiéra