Auvergne laïque n° 488 - juin 2021 / FORUM

Les mots du colonialisme

par Alain Bandiéra

« La négresse chante » écrit Jean-Paul Sartre dans les dernières pages de son roman « la Nausée », paru en 1938. Dans la chanson « Monsieur William » composée en 1950 par Jean Roger Caussimon, on trouve les paroles suivantes :

« Il l´entraîna à l´hôtel de la pègre mais un nègre a voulu prendre la femme
Monsieur William, hors de lui,
lui a donné des coups de parapluie
Oui mais le nègre dans le noir
lui a coupé le cou en deux coups de rasoir »,
paroles qui véhiculent l’image du Noir lubrique et sauvage, à l’origine – et cela depuis l’antiquité –de toutes les représentations péjoratives du peuple africain.

Faut-il pour autant brûler le livre de Sartre, briser le disque de Caussimon, en empêcher et la lecture et la diffusion ?

Une véritable hystérie de la repentance agite certaines associations qui traquent le moindre signe d’un racisme anti-noir, au nom des droits de l’homme et d’un anti-colonialisme -par ailleurs tout à fait louable.

Agatha Christie a failli faire les frais de cette chasse à l’injure raciale parce qu’elle a multiplié par dix, dans le titre d’un roman célèbre, le terme de Nègre jugé injurieux.

Une mésaventure posthume frappe d’opprobre la trépidante chanteuse belge Annie Cordy : parce qu’elle a interprété « Chaud, chaud Cacao » dans un clip où les costumes, les mimiques et les onomatopées évoquent – sans méchanceté – les mœurs (gastronomiques) et les tics de langage de nos amis africains ; ce dont personne, jusque là – pas même les Africains – ne songeait à s’offusquer. Cependant, les farouches tenants de l’anticolonialisme refusent qu’un boulevard soit baptisé du nom de la chanteuse. De nombreux fantaisistes noirs font pourtant aujourd’hui les délices du public français et n’hésitent pas à se parodier eux-mêmes en jouant des représentations qui les ont souvent caricaturées,

Depuis longtemps aussi, voulant dénoncer l’exploitation dont les noirs ont été victimes, on a violemment fustigé la publicité pour un chocolat en poudre, créée en 1914, figurant encore sur des boîtes métalliques qui font la joie des collectionneurs ; On y voit le visage d’un Noir, particulièrement hilare, coiffé de la traditionnelle fez rouge à pompon, et célébrant avec gourmandise les vertus du cacao ; il faut reconnaître l’efficacité du slogan publicitaire passé à la postérité « Y’a bon Banania ».

On ne dira jamais assez l’importance du contexte. La publicité pour Banania a beau cumuler un certain nombre de stéréotypes – en particulier la pratique infantile de la langue française par les Africains, elle était en vérité un hommage rendu aux tirailleurs sénégalais qui avaient combattu avec l’armée française et qui, défilant pour la première fois à Paris en juillet 1913, avaient fait très vive impression.

Il ne s’agit pas de faire l’apologie du colonialisme, dont on a largement dénoncé les méfait : voir à ce sujet le cinéma dei René Vautier ; il ne s’agit pas de banaliser l’ignominie de l’esclavage ; il ne paraît pas salutaire toutefois de proclamer la nécessité d’une repentance historiquement déplacée qui, dans un contexte de crise, a souvent pour conséquences d’éveiller les rancœurs et les ressentiments belliqueux: et c’est alors que, paradoxalement, le racisme surgit alors qu’on voulait le combattre. Les jeunes générations n’ont pas à souffrir la conséquence des crimes d’une histoire révolue; personne ne songerait aujourd’hui à exiger du peuple allemand qu’il présente des excuses aux Français au sujet de l’Occupation ; la permanence de l’antifascisme est une autre question et relève d’une autre éthique, et d’une autre urgence.

On ne dira jamais enfin l’importance du langage dans la construction des stéréotypes. Ainsi le mot nègre, à connotation péjorative depuis les traites négrières du XVIIème siècle, est issu – en toute innocence – du terme latina « niger » qui a donné le mot noir.,et qu’on retrouve dans l’espagnol « négrito » désignant le petit enfant de couleur ; on parle toujours de l’art nègre sans intention blessante. L’influence du christianisme, à partir du Moyen Age associe la couleur blanche à la pureté, et la couleur noire au péché : l’opposition tenace fonde tous les grands conflits raciaux qui ont bouleversé l’Occident. Au XXème siècle enfin, Aimé Cesaire réhabilite le mot « Nègre » et affirme que la Négritude participe de la civilisation et de l’humanité.

Il trace ainsi la voie d’un humanisme véritable et d’une authentique égalité entre tous les hommes, quelle que soit la couleur de leur peau. Qu’on me permette d’évoquer une anecdote personnelle illustrant l’humour involontaire de la langue et de la parole, souvent émaillée de stéréotypes ethniques peu flatteurs. J’avais pour camarade d’étude un Africain prénommé Abraham. Nous préparions ensemble ce redoutable certificat de grammaire et philologie française qui exigeaient des étudiants un travail colossal. Un matin, au terme d’une nuit de révisions harassantes en vue d’un partiel, je retrouvai mon ami Abraham dans le hall de la fac, avenue Carnot ; me précipitant vers lui, je m’écrie « Abraham, j’ai travaillé comme un nègre » ; et lui de riposter « Et moi j’ai passé une nuit blanche ». Par bonheur, personne ne nous avait entendus.