Les mots justes
par Alain Bandiéra
Dans le film « Sacco et Vanzetti », consacré à l’affaire qui agita l’Amérique et le monde entier de 1920 à 1927, une séquence restitue le premier interrogatoire de Nicolas Sacco, avant même qu’il fût désigné comme coupable de hold up et d’homicide volontaire. Fondé sur des témoignages de l’époque, l’interrogatoire est significatif d’une forme particulière d’oppression :
le juge : « que faisait votre ami Vanzetti, le matin du 15 avril ? »
Nicola Sacco : « je ne sais pas. Je crois qu’il vendait du poisson comme tous les matins ».
Le juge (grand éclat de rire) : «Il vendait du poisson…. Et vous monsieur Sacco, qu’est-ce que vous vendez ? Des salades ? ».
les sarcasmes du juge plongent l’accusé dans la perplexité.
Sacco : « Je ne parle pas bien l’anglais ; je ne comprends pas »
C‘est en effet pendant les 7 années de son procès que Sacco parviendra à apprendre la langue de ses accusateurs. Ce qu’il ne comprend pas de toute évidence dans les paroles du juge, c’est le jeu de mot autour du mot « salades ».
Accusé du meurtre de sa cliente en 1991, Omar Raddad, reconnu coupable, et plaidant obstinément son innocence, demandera qu’un interprète l’assiste pendant son procès. On imagine sans peine les confusions, les équivoques, liées à la traduction d’une langue et de ses subtilités ; difficulté aggravée par le caractère propre à la langue judiciaire, ses formules, ses aphorismes , le recours à l’ironie souvent pratiqué par les avocats.
Dans ses notes sur l’affaire Dominici, l’écrivain Jean Giono, qui a assisté à la totalité des débats ; est frappé par l’importance des mots dans le cérémonial du procès ; il souligne le caractère très limité du vocabulaire utilisé par l’accusé et une syntaxe approximative relevant des pratiques dialectales spécifiques aux paysans de cette région. Giono en conclura que l’affaire Dominici, c’est le procès des mots.
Trois exemples notoires qui prouvent l’importance de la langue dans le domaine de la justice ; si la maîtrise de la langue est indispensable dans bien d’autres domaines, elle contribue très largement à l’injustice des procédures judiciaires, avec, à terme, des enjeux de vie et de mort pour les accusés.
Il est notoire que la langue française est infiniment complexe, et d’apprentissage très difficile pour les étrangers. Et les faits divers sont nombreux qui montrent quel accablement peut provoquer chez le prévenu un interrogatoire trop « brillant » qui le laisse désarmé et des réquisitoires trop habiles qui influencent les jurés. Ces morceaux de bravoure linguistique l’emportent parfois sur le souci de la vérité. Ces constats mettent en évidence, de manière inquiétante, une certaine fragilité de la justice, le caractère toujours aléatoire d’un verdict. Ils confèrent à l’école une mission civique fondamentale qui réside dans la nécessité de fortifier le citoyen dans la maîtrise de sa langue afin de l’équiper d’un outil dont dépendent sa sécurité et sa vie même.