MEMOIRES DE BERNARD GILLET : UN ENFANT DANS LA GUERRE
Les jours qui passent n’arrêtent pas d’ensevelir celles et ceux qui nous ont quittés. Les signes de leur présence au monde, comme des traces de leurs pas, nous sont précieux. C’est pourquoi, au lendemain de la disparition de notre ami Bernard Gillet, nous avons voulu publier de très larges extraits d’un texte dont il est l’auteur et où il évoque « une enfance bourbonnaise » dans le petit village de Diou. Nous avons déjà souligné la valeur documentaire de ce récit qui témoigne des rites d’une vie essentiellement rurale et surtout d’une histoire de France très différente de la grande histoire des manuels ou des universités. A lire les anecdotes rapportées par Bernard Gillet, on comprend l’intérêt que les historiens ont porté à « la vie quotidienne des français » face aux vicissitudes de l’histoire. La guerre, l’occupation sont donc vécues à la dimension humaine et à travers le regard naïf d’un enfant, totalement lucide, et totalement dépourvu de ressentiment.
Dans l’extrait que nous publions (la fin de son ouvrage) l’auteur évoque ses années-lycée au lycée Banville de Moulins. Auparavant, il avait rendu un fervent hommage à son école de village, et à ses maîtres qui lui avaient donné le goût de la langue française, enseigné l’orthographe et surtout insufflé le goût de la lecture. On voit naître aussi sa passion pour le sport qui l’animera toute sa vie et qu’il mettra au service de la vie associative et de l’éducation populaire.
Alain Bandiéra
AU LYCÉE BANVILLE
Nous étions quatre élèves de Monsieur Marion à rejoindre Moulins. Ce groupe était remarquable. D’abord par son effectif : il était alors exceptionnel qu’un enfant de Diou entrât au prestigieux lycée Théodore de Banville … car les meilleurs sujets des écoles rurales, si leurs parents jugeaient utile de leur faire poursuivre des études au-delà du « certificat », allaient préparer le brevet élémentaire au « cours complémentaire » de Dompierre, le chef-lieu de canton. En second lieu, la composition sociale de ce groupe était étonnante car majoritairement modeste… si nous avions des rapports normaux, aucune affinité particulière ne nous réunissait. . Mes trois camarades entrèrent d’emblée à l’internat alors que, pour ménager ma santé fragile et éviter des frais, il fut convenu que je serais externe et logerais et prendrais mes repas chez ma grand-mère paternelle.
De la route de Lyon (n° 74) je devais parcourir, quatre fois par jour, ce qu’à Diou on aurait appelé « une bonne tirée de chemin », en l’occurrence plus de deux kilomètres. Je gagnais d’abord le passage à niveau de la ligne de Montluçon, quittais la voie qui de route devenait rue, longeais la « gare de débord », passais sous le pont des Bataillots et atteignais par la rue Rosa Bonheur – de qui j’ignorais alors ce qui lui valait sa célébrité – la grille du parc ; il fallait encore gravir une allée en pente et un escalier assez raide pour atteindre les salles de cours.
Je n’ai pas de souvenirs très précis de cette période de ma scolarité, à part quelques « instantanés » ; je me rappelle les noms du professeur de lettres, Monsieur Raynaud, et de celui d’anglais, Mademoiselle Rauld Ce fut elle qui, m’ayant surpris à relancer une boulette que je venais de recevoir d’un camarade, m’infligea la seule « retenue » que j’aie eue de toute ma scolarité, ce dont je fus sur le moment si chagriné que j’écrivis à ma mère de revenir me chercher et de m’acheter « un bleu » pour que j’aille travailler sur un chantier avec mon père – ce qui était légalement impossible. Mais, les bonnes notes se succédant, je m’en remis aisément …
Les cours de dessin de l’inamovible Armand Brugnaud, peintre localement assez estimé et conservateur du Musée municipal Anne de Beaujeu comme ceux de musique de Madame Coutan dite « la Rosa », n’étaient pour moi que des séquences ennuyeuses. Mais je me délectais à apprendre des poèmes de Lamartine, de Sully-Prudhomme ou de Leconte de Lisle, et plus tard des tirades entières de Corneille ou de Molière. Les quelques cahiers que je n’ai pas jetés témoignent du soin avec lequel j’illustrais les cours de géographie – bien des images gagnées à l’école primaire y passèrent – et je découvrais avec émerveillement les déclinaisons de la langue latine.
… J’avais de bonnes relations avec la plupart de mes condisciples. A dire vrai, les « fils du peuple » n’étaient pas en grand nombre au lycée et la « colonie diouxoise », hormis Jacky, détonnait un peu dans ce monde petit-bourgeois. … Ma grand-mère était surtout ravie de mes relations avec un garçon aussi menu de corpulence et aussi studieux que moi…C’est que les parents de Rabinovitch, s’ils étaient juifs, passaient pour être riches et l’argent était pour cette grand-mère-là la pierre de touche de la qualité. Elle devait éprouver une semblable satisfaction lorsque, la famille Rabinovitch ayant déménagé, il m’arriva de fréquenter en quelques occasions le domicile d’un autre condisciple de qui le père était géomètre.
Rentré route de Lyon, je m’attelais à mes devoirs et à mes leçons en attendant le souper. C’étaient là toutes mes distractions, car je ne me souviens pas d’avoir pratiqué quelque jeu que ce soit avec ma grand-mère. Le dimanche matin, j’allais à la messe à l’église Saint-Pierre et l’après-midi nous rendions visite à des cousines éloignées, la mère et la fille, dont la plus jeune avait plus de la cinquantaine. Je m’y montrais « bien poli » et m’y ennuyais ferme. Nous n’avions pas non plus des conversations animées. Si ma grand-mère, à l’instar de mon oncle de qui elle me vantait la réussite professionnelle, éprouvait une grande admiration pour le Général De Gaulle, alors chef du gouvernement, les communistes lui étaient odieux. Nous n’échangions donc que des banalités.
Cependant les locaux traditionnels du lycée furent réaménagés et aptes à accueillir de nouveau les élèves. Nous quittâmes donc, à la fin de l’hiver ou au début du printemps, le château de Bellevue – où je devais revenir dix ans plus tard faire des recherches aux Archives départementales – pour l’ancien couvent des Visitandines…. Surtout pour un petit campagnard, l’entrée de l’édifice était impressionnante, avec son porche monumental ouvrant sur une « cour d’honneur » agrémentée de pelouses et de gravier, entourée d’une galerie bordée par un péristyle , et sur laquelle donnaient les bureaux du proviseur, du censeur, des surveillants généraux, de l’économe. … Passée cette majestueuse entrée on débouchait sur une vaste cour couverte de terre sablonneuse et bordée, elle, sur trois côtés, par une galerie pavée couverte d’un toit en tôle soutenu par des piliers eux aussi métalliques et pompeusement baptisé « marquise ». Sur cette galerie ouvraient les salles de classe et les entrées des escaliers conduisant, aux étages, d’un côté vers les salles spécialisées de sciences et de dessin, de l’autre vers le vaste dortoir dont je devais faire connaissance l’année suivante. Mais ce qu’on voyait d’abord, en pénétrant dans cette cour, c’était, au centre, un ensemble d’édicules réservés à la satisfaction des besoins naturels des élèves !
… Dans cette France où le rationnement, y compris des carburants, devait sévir jusqu’en 1947, les véhicules motorisés étaient rares ; les rues du centre-ville étaient pour mes camarades et moi un terrain de jeux. En rentrant le soir, nous jouions à nous faire des passes du style rugby avec nos cartables à proximité du croisement de la rue d’Allier avec les rue de la Flèche et de l’Horloge, le premier carrefour à avoir été doté, quatre ou cinq ans plus tard, d’un feu tricolore ! Mon sac d’école, à moi, n’était pas en cuir, mais fait d’une épaisse toile grise, qui recouvrait une lamelle métallique à laquelle était fixée la poignée. Bien entendu, soumise à un traitement pour lequel elle n’était pas prévue, la lamelle perça la toile et en réceptionnant ce « ballon » improvisé, je m’entaillai une main.
De cette fin d’année, je me rappelle- deux ou trois faits marquants mais à la chronologie incertaine : le 8 mai dans l’après-midi les cloches de toutes les églises se mirent à sonner pour annoncer la capitulation de l’Allemagne signée, après le suicide d’Hitler, dans la nuit précédente et qui prenait effet le soir à 23 heures. A la sortie des cours nous – les externes – rejoignîmes la foule massée devant l’Hôtel de Ville du balcon duquel le maire de Moulins – il s’appelait Gromolard ! – prononça un vibrant discours dont je retins quelque temps des passages oubliés depuis. Du moins ne promit-il pas aux traîtres, comme le maire de Thiers, le sort du roi Louis X-V-1 !
Je ne sais plus si c’est avant ou après que les plus âgés des lycéens jouèrent un mauvais tour aux autorités. A Moulins le square proche de la gare, et dont j’avais découvert avec émerveillement le bassin et ses cygnes lors des quelques visites que j’y avais faites auparavant, porte, comme le lycée, le nom du doux poète romantico-symboliste que Baudelaire appelait « le peintre du bonheur ». Et s’y dresse une statue en bronze de Banville réalisée en 1895, quatre ans après sa mort, par le sculpteur bourbonnais Jean Coulon. …Les occupants déboulonnèrent et fondirent nombre de statues moulées en cet alliage ; mais Banville avait été mis en lieu sûr avant leur arrivée. Et la municipalité décida, au printemps 1945, de le remettre à sa place : il fut donc soigneusement reboulonné et couvert d’une bâche en attendant sa solennelle réinstallation. Toutefois des potaches, estimant que cet honneur leur revenait, allèrent une fin d’après-midi procéder à cette ré-inauguration, ce qui fit grand bruit.
Et l’année scolaire s’acheva par la solennelle distribution des prix, d’autant plus solennelle qu’elle était la première depuis cinq ans à se dérouler dans une France libérée et dans les locaux traditionnels du lycée. A l’époque on avait le souci de mettre en valeur la réussite scolaire. La vérité m’oblige à dire que, à chacun des douze trimestres que je passai au lycée, j’obtins les félicitations – même, l’habitude étant prise, pour celui dont, malade, j’avais passé une partie à Diou, manquant ainsi plusieurs compositions – et que chaque année je raflai nombre de premiers prix et surtout le « prix d’excellence » qui récompensait le meilleur élève de chaque classe.
Sachant que je devais y être honoré, ma mère et ma mémé étaient venues de Diou assister à la distribution des prix de 1945 ; ma grand-mère moulinoise était bien sûr présente. Lorsqu’on m’appela sur l’estrade et que j’en redescendis, les bras chargés des livres offerts en récompenses, elle ne manqua pas de faire savoir assez haut pour qu’on l’entendît alentour : « C’est mon petit-fils ». …
L’été devait nous apporter un grand soulagement : Benoît, mon parrain, revint enfin au pays. Prisonnier, je l’ai dit, en Silésie, dans la partie orientale de l’Allemagne, où il aurait, selon les dires d’une de ses belles-sœurs, fait un enfant à la patronne de la ferme où il travaillait, il avait été « libéré » par une unité russe commandée, à sa grande surprise, par une femme. On l’avait emmené en Russie, une Russie ravagée deux fois en trois ans par la guerre, où les voies de communication étaient détruites ou gravement endommagées. On l’avait d’abord expédié à Odessa, port de la Mer Noire, avec la perspective d’être rapatrié par la Méditerranée ; puis, cet itinéraire ayant été abandonné, il avait fait en train, sur des voies ferrées sommairement remises en état, un voyage de plusieurs milliers de kilomètres pour gagner Leningrad – Leningrad en ruines après un siège de 872 jours qui vit des centaines de milliers d’hommes mourir au combat et un million de civils mourir de faim. De là il fut embarqué pour la Suède et regagna Diou au mois d’août, l’un des tout derniers prisonniers rapatriés. Il avait laissé au pays une fillette de vingt-six mois ; il retrouva Monique âgée de huit ans….
Revint le temps de la rentrée. Le long trajet que je devais accomplir chaque jour, fut un bon argument pour justifier une demande d’admission à l’internat. Bien sûr cela avait un coût, puisque je n’avais pas obtenu une bourse complète … On fit aussi fabriquer chez Labussière, le menuisier de Diou, une caisse en bois munie d’un cadenas, destinée à contenir les éléments d’un goûter que l’administration ne fournissait pas, que l’on entreposait dans un local particulier et que l’on nommait curieusement « la boîte à caisse ». La mienne était toujours, par les soins de ma mère et de ma « mémé », convenablement garnie. Elle devait par la suite me servir, pendant toute mon adolescence et ma jeunesse, à ranger le courrier que je souhaitais conserver – lettres d’amis et de camarades et des quelques filles qui me témoignèrent, platoniquement ou non, des sentiments plus tendres. Et je regrette de l’avoir, lorsque j’ai pris ma retraite et dans un moment de cafard, jetée à la décharge de Clermont avec tout son contenu
Autant qu’il m’en souvienne, cette « entrée en pension » ne me causa aucun traumatisme : il n’y avait pas de « bizutage », je connaissais déjà un bon nombre des garçons que j’allais retrouver à l’internat ; et la discipline, ferme mais sans excès, n’avait rien qui pût effrayer un enfant calme et studieux.
Je m’adaptai donc assez aisément à une vie collective pourtant bien nouvelle, rythmée par des sonneries, de celle du réveil à celle de la montée au dortoir, et celles qui à chaque heure commandaient les changements de cours, de professeur et de salle. Et cette discipline n’était pas pour me déplaire, qui me ménageait chaque soir, avant et après le dîner, un temps suffisant et un calme absolu pour effectuer mon travail scolaire et poursuivre mon exploration de la littérature française.
De ces surveillants deux me restent en mémoire : Guyot, dit « Bouboule » en raison de sa silhouette râblée, qui était le dimanche l’excellent talonneur de l’équipe de rugby du F.C. Moulins, « le Feuceumeu », et un autre de qui le nom m’échappe, mais originaire de Montbeugny et, surnommé « le Loup ». Aussi chantait-on, sur l’air de « Dans les plaines du Far West », le premier grand succès d’Yves Montand, que des lycéens avaient pastiché :
Dans les plaines de Montbeugny quand vient la nuit
Tous les loups dans leurs tanières sont réunis …
Les trois années que je passai rue de Paris me laissent un souvenir mitigé. Souvenir amer des moqueries que me valaient, de la part de quelques-uns de mes condisciples, le vieux pardessus « hérité » de Jean-Pierre et donc de l’Assistance publique et qui me valut le surnom de « Pèpère », des colères et des chagrins que me causaient ces sarcasmes. Souvenir heureux de mes succès scolaires ininterrompus, de la sympathie que cela me valait de la part des professeurs, mais aussi de beaucoup de mes camarades, et de la satisfaction que ces résultats donnaient à ceux qui m’aimaient. Souvenir agréable des moments que je passais à Moulins chez ma correspondante, Catherine Barthelat, domiciliée rue Voltaire, non loin de la promenade qui a remplacé les anciens remparts de la ville et connue sous l’appellation de « Cours ».
Bien que gringalet, le sport m’attirait. Mes professeurs successifs n’étaient pourtant pas tous à même de nous en donner le goût. C’est, je crois, le nommé Fauvergue, qui contribua à consolider mon goût pour le football, né pendant les vacances sur le terrain de Diou. Gaucher naturel, du moins pour ce qui est des pieds, je jouais naturellement à gauche, souvent « ailier » malgré mon manque de vitesse ; c’est le poste que j’occupai plus tard dans l’équipe de l’école normale de Moulins. Mais j’avais alors déjà expérimenté les responsabilités, les bonheurs et les abattements du gardien de but… le club reconstitué au lendemain de la libération, le premier titulaire du poste en équipe première ne fit qu’une brève carrière : Joseph Plaidy pouvait certes se targuer d’une haute taille, mais il souffrait d’une totale incapacité à plonger, en sorte que, pour faire illusion, on le photographia après qu’il se fut allongé devant sa ligne de but et qu’on lui eut mis le ballon entre les mains … Mais il fut vite remplacé par un Allemand qui, d’abord fait prisonnier, avait choisi, la guerre finie, de rester au village plutôt que de rejoindre la Germanie. Adolphe, garçon paisible et souriant, fut – et c’est à l’honneur des villageois bourbonnais – bien accepté malgré une nationalité et un prénom peu appréciés en cette période, et d’autant mieux qu’il se révéla un gardien de but de qualité. Après lui, il y eut mon ex-camarade d’école et voisin Roger Moulois et mon « camarade de communion » Francis Dubois. Pourtant j’eus un jour – mais c’était plus tard, je devais être en Seconde ou Première – les honneurs de la presse locale en tant que footballeur. L’été venu, le championnat de district était terminé, j’étais en vacances et un double match amical avait été conclu avec les équipes 1 et 2 de l’A.S.Dompierre-sur-Besbre, qui évoluaient à des niveaux bien supérieurs à leurs homologues de Diou. Je crois avoir été, de notre équipe, celui qui toucha le plus souvent le ballon, soit que je le saisisse devant la ligne de but, soit que j’aille le ramasser au fond des filets. Toujours est-il que le correspondant dompierrois de « La Montagne » avait écrit : » Seule la valeur du jeune gardien de but visiteur a évité à son équipe une défaite encore plus lourde » … Nous avions perdu onze à zéro !