Auvergne laïque n° 488 - juin 2021 / CONDORCET

Violence vs non violence

par Gilbert Cambe

« Une manière d’être et d’agir dans le conflit, qui respecte l’autre. […]
La non-violence, c’est se servir de la vie pour gagner, tandis que dans la violence tu menaces toujours l’autre de la mort, de sa mort
. » Jacques Sémelin – La non-violence expliquée à mes filles.

La non-violence, depuis les grandes campagnes de désobéissance civile de Gandhi, bénéficie d’un renouveau tant dans les principes que dans la pratique. Nombreux sont les auteurs et actions qui sont influencés par l’approche gandhienne, même si le mot non-violence n’est pas toujours prononcé.

Elle est d’abord pratique collective de lutte, avant d’être attitude fondamentale dans la vie individuelle, même si les deux sont souvent liés.  L’image de passivité rattachée souvent au terme de la non-violence ne résiste pas à la lecture des auteurs qui partent souvent précisément du conflit pour l’expliquer. La non-violence est aussi une philosophie qui délégitime la violence et promeut le respect de l’autre dans le conflit. La non-violence est en outre une stratégie d’action politique proactive et pacifique qui rejette l’utilisation de la violence dans la résolution des conflits. Elle est enfin un moyen de sensibiliser l’opinion publique qui contribue à exercer une contrainte sur l’adversaire pour l’amener à négocier.

L’attitude de non-violence présuppose que ce sont d’abord les situations de violence, ainsi que l’injustice et le non-respect de l’adversaire, qui engendrent des réactions violentes ; elle s’appuie aussi sur les ressorts psychologiques qui empêchent un adversaire, face à l’opinion publique, de paraître lâche en ayant recours à la force contre des personnes désarmées.

En quoi la non-violence participe-t-elle de nos rapports sociaux d’aujourd’hui

Notre approche sera celle des réformateurs sociaux, le premier d’entre eux Henri David Thoreau, fondateur de bien des penseurs/acteurs de la non-violence, puis Léon Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King avec Nelson Mandela mais aussi Jean Marie Muller, Romain Rolland et Peter Gelderloos.

A travers ces penseurs et leurs théories, nous allons essayer de montrer l’actualité criante des principes violence/non-violence appliqués aux événements que nous vivons pour ensuite échanger sur nos représentations de ces concepts.

Le philosophe américain Henri David Thoreau 1849 écrit Civil Disobedience (désobéissance civile, concept essentiel pour la compréhension des théories de la non-violence) ; il sera remarqué au XIXe siècle, par son refus de payer ses impôts à l’État du Massachusetts afin de dénoncer sa politique esclavagiste.

Nos démocraties, dit-il, ne sont que des démocraties de représentation fondées sur la loi du nombre. Mais la loi de la majorité ne garantit pas le respect du droit. Être véritablement démocrate, ce n’est pas respecter la loi, mais respecter le droit : dès lors, la désobéissance aux lois injustes est « civique » en ce sens qu’elle est une action citoyenne.

De même, la désobéissance civile n’est pas criminelle, puisque respectueuse de la vie de tous les citoyens, fussent-ils des adversaires politiques, c’est-à-dire, en définitive, qu’elle est non-violente. La désobéissance « criminelle », c’est-à-dire qui n’est pas « civile », c’est la violence : toute violence est une désobéissance à la loi, celle qui interdit aux citoyens tout recours à la violence.

Selon sa définition classique, l’État est l’institution qui, sur un territoire donné, possède le monopole de la violence légitime. L’État justifie ce monopole, qui désarme les citoyens, en affirmant qu’il assure ainsi la paix publique. Nous savons bien que, dans la réalité, les choses se passent souvent différemment et que l’État n’hésite pas à recourir à la violence pour faire prévaloir sa raison en privant les citoyens de leurs libertés fondamentales. « La désobéissance civile, écrira par la suite Gandhi, est une révolte, mais sans aucune violence. Celui qui s’engage à fond dans la désobéissance civile ne tient simplement pas compte de l’autorité de l’État ; en effet, il tire argument du fait qu’un État n’accorde de liberté personnelle que dans la mesure où le citoyen se soumet à la loi : cette soumission aux décisions de l’État est le prix que paye le citoyen pour sa liberté personnelle ». Du reste, Marshall B Rosenberg, spécialiste de la communication non-violente au quotidien le dit autrement : « L’usage de la force protectrice vise à éviter des dommages corporels ou des injustices, tandis que la force répressive vise à faire souffrir des individus pour les punir de leurs actes perçus comme des méfaits. »

Allons plus loin : toute action directe non-violente, et plus particulièrement toute action de désobéissance civile, est un défi aux pouvoirs publics. Celui qui enfreint la loi se met de lui-même, et délibérément, dans une situation où il risque de subir la répression de l’État. Le fait même d’obliger l’État à recourir à des moyens de coercition à l’encontre des citoyens désobéissants constitue un élément essentiel de la stratégie de l’action non-violente. Cette répression va faire apparaître sur la place publique les véritables enjeux du conflit et, dès lors, l’opinion publique va ainsi se trouver prise à témoin et en quelque sorte obligée de se prononcer (gilets jaunes pour un exemple récent).

Un élément complémentaire : la lutte non-violente n’a pas une structure bi-polaire ; elle ne se réduit pas à l’affrontement entre, d’une part, les résistants et, d’autre part, ceux qui ont le pouvoir de décision, les décideurs. La structure de la lutte non-violente est tri-polaire : le troisième pôle du conflit, c’est l’opinion publique. Et la bataille décisive est précisément celle de l’opinion publique. C’est pourquoi nous devons nous employer à convaincre l’opinion publique, c’est-à-dire, non pas la majorité de nos concitoyens, mais au moins une forte minorité d’entre eux. Le choix de la non-violence peut être décisif pour gagner cette bataille de l’opinion publique : elle ne permet pas d’éviter la répression, mais elle la prive de toute justification ; c’est la violence de la répression qui risque fort de discréditer les pouvoirs publics. Le choix de la non-violence n’est pas une question de morale, mais de réalisme et d’efficacité.

Une question complémentaire et actuelle se pose : la destruction de biens matériels peut-elle trouver sa place dans le cadre d’une stratégie de l’action non-violente ? de telles destructions vont encore servir à justifier la répression. Il convient donc, toujours par réalisme, de les éviter. En revanche et par exemple, un certain sabotage technologique peut parfaitement s’intégrer dans une stratégie de l’action non-violente. Il s’agit alors de mettre hors d’usage certains instruments ou certains équipements de l’adversaire.

Il convient encore de souligner que l’action directe non-violente sans passer par l’intermédiaire des institutions sociales ou politiques est nécessaire à la respiration même de la démocratie. Tout l’enjeu des mouvements de résistance civile, c’est de créer un espace public où les citoyens peuvent prendre la parole pour s’exprimer directement à l’intention à la fois de l’opinion publique et des pouvoirs publics.

Henri David Thoreau affirme enfin que, pour remplir son devoir de citoyen, l’individu ne doit pas orienter son comportement selon les obligations de la loi, mais selon les exigences de sa conscience ; seule la responsabilité individuelle peut guider le destin des hommes : la loi n’est qu’une forme de violence qui se prétend légitime ; l’État de droit est un oxymore. « Je crois que nous devrions être hommes d’abord, des sujets ensuite ».

Mais ce concept de désobéissance civile, s’il signifie « résistance passive » par l’isolement du reste du monde, ne correspond pas à l’idéal de lutte de Gandhi qui pendant vingt ans, de Durban à Johannesburg (défense de la main d’œuvre indienne en Afrique du Sud), lutte afin non seulement de libérer la diaspora en terre africaine dont il est le représentant, mais également pour organiser de concert la résistance tactique et spirituelle de l’Inde face à la couronne britannique.

Bien qu’initié à la pensée chrétienne et à son principe d’amour inconditionnel du prochain par Léon Tolstoï – Léon Tolstoï pense qu’il faut chercher à faire cesser les assassinats commis par les chefs d’État, les convaincre qu’ils sont eux-mêmes des assassins, surtout ne pas leur permettre de tuer, ou refuser de tuer sur leur ordre et à mettre un terme aux tueries entre les peuples, non par d’autres assassinats, mais en provoquant le réveil des citoyens : la non-violence en est un moyen-, il refuse d’abdiquer l’usage de la force. Ainsi se comprend le passage célèbre dans lequel il explique : « J’aimerais mieux que l’Inde défendît son honneur par la force des armes plutôt que de la voir assister lâchement et sans se défendre à sa propre défaite… Mais je n’en crois pas moins que la non-violence est infiniment supérieure à la violence et que la clémence est autrement plus noble que le châtiment. […] L’idée ne nous viendrait pas que la souris est clémente parce qu’elle se laisse dévorer par le chat »

La non-violence ne consiste pas à renoncer à toute lutte réelle contre le mal ; c’est au contraire une lutte plus active et plus réelle que la loi du talion. La grande idée de Gandhi, c’est qu’il faut désobéir parce que le pouvoir repose sur l’obéissance des opprimés. Cette idée se retrouve chez Étienne de La Boétie, ce jeune Girondin qui écrit au début du XVIe siècle « ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux« .

L’exemple de désobéissance donnée exige « que ses militants soient préparés à supporter la violence de la répression qui ne manque pas de se déployer lors des manifestations ou des actions symboliques : d’abord les coups, les arrestations et les emprisonnements, quand ce n’est pas la mort elle-même ; mais la répression a encore un autre visage : elle rend impossibles la vie professionnelle et la vie familiale, elle fait peser une pression quotidienne sur les foyers, sans que des actions soient en cours. D’où cette nécessité de préparation et d’endurance ». Il n’est ainsi guère surprenant que Martin Luther King Jr. et Nelson Mandela aient fait leur sa parole, qui donnèrent tous deux leur vie à la libération de leur peuple respectif.

Quelle était l’analyse de Gandhi par rapport au colonialisme britannique ? C’était de dire : ce qui fait la force de l’oppression coloniale britannique, ce n’est pas tant la capacité de violence des Anglais que la capacité de résignation, de soumission, d’obéissance passive des Indiens. Il affirmait : « Ce ne sont pas tant les fusils britanniques qui sont responsables de notre sujétion que notre coopération volontaire. » Dès lors, pour se libérer du joug qui les opprime, les Indiens doivent cesser toute coopération avec le système colonial, avec ses lois et avec ses institutions. Plus généralement, le citoyen responsable se doit de désobéir aux lois injustes. Ce qui fonde la citoyenneté, ce n’est pas la discipline mais la responsabilité. Être responsable, c’est apprendre à juger la loi avant de lui obéir. L’obligation de la loi ne doit pas effacer la responsabilité de la conscience des citoyens. En janvier 1942, lorsque Gandhi défend sa politique devant le Congrès de toute l’Inde, c’est en faisant valoir son efficacité qu’il justifie le choix de la non-violence comme stratégie en vue d’obtenir l’indépendance. « La non-violence m’est un credo, affirme-t-il, le souffle de ma vie. Je l’ai proposée au Congrès comme une méthode politique destinée à résoudre des problèmes politiques. » Ce texte est très important, car il montre clairement que si pour Gandhi, la non-violence est ce qu’il appelle un « credo », c’est-à-dire un choix existentiel qui donne sens à sa vie, c’est-à-dire le principe même de la vérité, il propose la méthode de l’action non-violente à ceux-là mêmes qui ne font pas ce choix.

Romain Rolland, qui fut l’un des premiers à faire connaître l’œuvre de Gandhi en France par sa biographie de 1924, s’engage dans la lutte pacifiste et anticoloniale avec pour conviction gandhienne « qu’il faut aimer la vérité plus que soi-même et les autres plus que la vérité. » Rolland, prix Nobel de la paix et grand lecteur de Tolstoï rejoint Gandhi pensant que chaque homme doit se consacrer à trouver sa vérité, ce qui suppose le renoncement à ses pulsions maléfiques, à sa haine d’autrui et à son désir de nuire.

Pasteur, Martin Luther King Jr. est bien sûr avant tout un théologien de l’amour chrétien qui interdit de faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas subir soi-même. C’est en constatant l’efficacité de cette modalité du combat non violent qu’il formule sa théorie de la résistance passive. Lecteur de Thoreau bien sûr, il refuse le principe d’obéissance à des lois injustes et de par ses convictions prône l’Agapè (l’abandon de soi). Son point de vue stratégique est également lié aux progrès technologiques : l’entrée de la télévision dans les foyers américains jouera un rôle déterminant dans l’issue de la campagne des droits civiques : jouant de la culpabilité de l’oppresseur, il est conscient que les États du Nord ne pouvaient tolérer des manifestations aussi criantes de leurs contradictions démocratiques : plus l’ennemi est publiquement cruel, plus la cause apparaît juste. Gandhi avait déjà théorisé cette dialectique consistant à subir la souffrance imposée par l’adversaire afin de gagner son respect et peut-être sa sympathie. Mais désormais, il existe un troisième œil, celui de l’écran de télévision, qui reste une arme redoutable et décisive dans la lutte menée par les défenseurs de la justice raciale. « La non-violence est une arme puissante et juste, qui tranche sans blesser et ennoblit l’homme qui la manie. C’est une épée qui guérit. » (Martin Luther King – 1929-1968 – Why we can’t wait, 1964)

-Propos du Dalaï Lama qui, à sa manière, confirme : « L’histoire nous montre que la violence engendre et résout rarement les problèmes ; en revanche elle crée d’insondables souffrances. On voit aussi que même lorsqu’elle paraît sage et logique pour mettre fin à des conflits, on ne peut jamais savoir si au lieu d’éteindre un feu, on n’est pas en train d’allumer un brasier »-.

Conclusion 

Comme dit en introduction, la non-violence ou bien la manière de sa mise en actes, actualité criante des événements actuels… « Ah, la violence, cette force faible ! » Vladimir Jankélévitch

La non-violence en France a été fortement présente dans les années 1950-1960, notamment antimilitariste contre le nucléaire militaire à l’époque. Dans les années 1960-1970, on en retrouve dans certains mouvements, avec le Larzac notamment. Mais dans les années 1980-1990, on notera une disparition de la non-violence, en tout cas, un affaiblissement. Aujourd’hui, elle refait surface, réactive ce lien originel entre désobéissance civile et non-violence pour des causes environnementales.

De plus, la non-violence aurait ce côté paradoxal que d’une part elle serait un moyen d’empêcher la mise en acte de la violence elle-même, considérée par certains mouvements ou idéologies comme seul moyen de gagner une lutte et d’autre part elle déclencherait quasi automatiquement la violence car la non-violence ne permet pas souvent d’aboutir à un résultat réel. « Une violence, juste et comme dernier recours, est parfois nécessaire pour mettre fin à la violence même ». Mazouz Hacène

On raconte l’histoire de ce barbier qui avait accroché sur sa boutique une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Demain, je rase gratuitement », mais qui, chaque matin, oubliait de changer sa pancarte. Si bien que le jour du rasage gratuit était toujours repoussé à plus tard et qu’il fallait chaque jour payer la facture… Je crois que les violents portent une pancarte de la même sorte : « Demain, nous apporterons la paix » et qu’ils oublient également, chaque matin, de changer de pancarte.

Je citerai comme propos final, d’une grande logique, presque syllogisme, celui de l’anthropologue Françoise Héritier, assez récemment disparue : « sans idéaux, il n’y a ni libération ni résistance aux pires formes de la violence, surtout pas de résistance collective ; et cependant, il ne peut y avoir aucune garantie concernant le ’bon usage’ ou le ’mauvais usage’ des idéaux. Disons mieux, il y a certainement des degrés dans la violence qui accompagne la formulation et la mise en œuvre des idéaux, mais pas de degré zéro. Il n’y a donc pas de non-violence. »