Du mérite des élites, une affaire d’héritage ?
Introduction au cahier n°21
Pierre Miele
Le constat n’est pas nouveau : les hauts niveaux d’études et de diplômes sont atteints principalement par les descendants de ceux qui les avaient atteints avant eux, et ces descendants occupent à la suite les places réservées à ces seuls diplômés, comme par héritage : ils constituent l’essentiel de l’élite dirigeante dans notre pays.
Le constat n’est pas nouveau, mais il est devenu si flagrant, si massif que plus personne ne songe à le nier. Au contraire, dans la sphère du haut, il est de bon ton de s’en offusquer et d’en rejeter la responsabilité sur l’école publique accusée non seulement d’être incapable de réaliser « l’égalité des chances », mais en plus d’être elle-même élitiste !
Bourdieu et Passeron avaient décrit le phénomène il y a plus de 50 ans. Les Grandes Ecoles dont Sciences Po et l’ENA, et dans une moindre mesure, notre système universitaire, l’ont amplifié dans les décennies suivantes. Ces institutions ne font en réalité qu’entretenir un édifice socio-culturel dont elles sont à la fois le produit et l’instrument.
L’école de la République telle qu’elle avait été définie par Condorcet, initiée par Jules Ferry, haranguée par Jaurès… est donc loin de réaliser aujourd’hui l’idéal républicain.
Entre temps, un visionnaire (le sociologue Michael Young, The Rise of the Meritocracy , 1958) avait imaginé que les « meilleurs produits » du système finiraient par s’approprier le gouvernement de tous les autres, dans une course au mérite (celui sanctionné par les diplômes) dans laquelle ils partent gagnants. Il avait prédit cet avènement pour les années 2040 mais il semble bien que nous y sommes déjà largement ; et c’est bien cette course qui fut organisée jusqu’à aujourd’hui par les gouvernements successifs, délibérément, sans assurer une réelle égalité des chances, et avec, comme pour confirmer la généralité, des cas d’exception à l’arrivée, rares et fiers (à raison) de s’afficher « purs produits de la méritocratie républicaine ».
La méritocratie n’est républicaine qu’en exception, tandis qu’en général elle produit, selon une terminologie qui pourrait devenir officielle, des premiers de cordée et des décivilisés ! Entre les deux, la masse des petits soldats… des sans grade.
Ce qui est en question dans notre étude, ce n’est pas le mérite individuel qui distingue des individus dans tous les domaines de l’activité humaine, mais le système de hiérarchisation sociale qui a créé et entretient ses filières de reproduction de ses élites dirigeantes pour assurer sa pérennité. Le mérite érigé en critère de légitimité pour l’accès aux positions sociales, est en fait celui qu’assure le passage par ces filières très sélectives, tandis que ce passage est lui-même assuré, à quelques exceptions près, par l’appartenance sociale d’origine. Il faut passer par ces filières pour mériter de faire partie des élites dirigeantes. Et il faut en être issu pour pouvoir passer….
Les travaux présentés, après un rappel sur l’origine de l’expression « méritocratie », argumentent la réalité de ce phénomène et ses présents dangers pour notre démocratie, tandis que, dans une approche historique approfondie, Philippe Bourdin montre comment, pendant la période post révolutionnaire, des élites successives se sont imposées avec des sources de légitimité successives mises en avant pour « mériter » de dominer le peuple, toujours au profit d’une catégorie ou classe restreinte.