Introduction au débat sur la cancel culture
par Alain Roume
Quelques réflexions et références
C’est en lisant l’ouvrage de Caroline Fourest, paru en 2020 et intitulé « Génération offensée » et sous-titrée « De la police de la culture à la police de la pensée » que je me suis intéressé à ce mouvement de pensée et aux pratiques qu’il induit, connu plus largement aujourd’hui sous le nom de Cancel culture.
Selon Madame Wikipédia, « la cancel culture » (culture de l‘annulation) ou call-out culture (culture de la dénonciation), est une pratique née aux États-Unis consistant à dénoncer publiquement en vue de leur ostracisation, les individus ou les groupes responsables d’actions ou de comportements perçus comme problématiques. La cancel culture va au-delà du « woke » – terme apparu en 2010 aux États-Unis – décrivant un état d’esprit militant et combatif en faveur de la protection des minorités.
D’un point de vue sémantique, l’expression a été traduite diversement par culture du bannissement, de l’annulation, de l’ostracisme ou de l’ostracisation, de la négation, de l’anéantissement, de l’effacement, de la suppression, du boycott, de l’humiliation publique, de la dénonciation…
Du changement de titre du roman d’Agatha Christie « Dix petits nègres » rebaptisé « Ils étaient dix » jusqu’à la dernière exigence d’un journaliste algérien demandant que la Tour Eiffel soit restituée à son pays parce que fabriquée à partir de minerai de fer exploité en Algérie, en passant par la destruction de statues de Victor Schœlcher en Martinique ou encore le refus opposé à François Hollande de donner une conférence à l’université de Lille en 2019, ces formes d’expressions ou d’actions ont tendance à se multiplier ces dernières années. Hier encore on apprenait qu’une polémique était ouverte à propos de la traduction des textes de la jeune poétesse noire Amanda Gorman qui a ravi la vedette à Joe Biden lors de son investiture : une traductrice « blanche » était récusée.
En élargissant notre champ de vision, on pourrait rattacher à ce mouvement, des mouvements sociaux comme « #MeToo », la question des études de genre, des études « postcoloniales », de l’intersectionnalité (lier les inégalités de classe et/ou de genre aux questions du racisme), le débat entre identitaires de la race et identitaires de la classe, tout cela se ramenant, en grossissant le trait, à la défense des minorités considérées comme dominées. L’exemple le plus récent qui alimente une très vive polémique est celui du syndicat étudiant l’UNEF, qui organise des réunions (ateliers ou groupes de parole) non mixtes (blancs d’un côté, noirs de l’autre ou encore hommes et femmes séparés), seule possibilité de laisser les minorités s’exprimer sans entrave… Et « l’islamo-gauchisme » serait une exacerbation de cette orientation qui, selon ses contempteurs, serait devenue tellement majoritaire à l’université qu’elle en interdirait tout débat ou toute critique.
Sans entrer dans ces derniers concepts complexes qui nourrissent abondamment des affrontements d’intellectuels, on se contentera ici d’ouvrir des pistes de réflexion sur la « cancel culture » à travers quelques citations ou références bibliographiques.
- Caroline Fourest : « c’est l’histoire de petits lynchages ordinaires, qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, et censurer nos échanges démocratiques. Une peste de la sensibilité. Chaque jour, un groupe, une minorité, un individu érigé en représentant d’une cause, exige, menace et fait plier. Au Canada des étudiants exigent la suppression d’un cours de yoga pour ne pas risquer de s’approprier la culture indienne. Aux Etats-Unis la chasse aux sorcières traque les menus asiatiques dans les cantines et l’enseignement des grandes œuvres classiques, jugées choquantes et normatives, de Flaubert à Dostoïevski. Des étudiants s’offusquent à la moindre contradiction qu’ils considèrent comme des micro-agressions au point d’exiger des safe-space. Où l’on apprend en réalité à fuir l’altérité et le débat.
Selon l’origine géographique ou sociale, selon le genre et la couleur de peau, selon son histoire personnelle, la parole est confisquée. Une intimidation qui va jusqu’à la suppression d’aides à la création et au renvoi de professeurs. La France croyait résister à cette injonction, mais là aussi, des groupes tentent d’interdire des expositions ou des pièces de théâtre… souvent antiracistes ! La police de la culture tourne à la police de la pensée. Le procès en offense s’est ainsi répandu de façon fulgurante. L’appropriation culturelle est le nouveau blasphème qui ne connait qu’une religion : celles des origines. - Critique de l’ouvrage de Caroline Fourest : extraits d’un article de M. Marzouki
« […] le livre ne mentionne pas le terme de cancel culture, c’est pourtant de cette nouvelle dimension du débat médiatique qu’il est fortement question : la possibilité de nuire ou d’éliminer un supposé coupable des maux auxquels notre époque et le camp progressiste sont le plus sensibles : racisme, sexisme, violence sexuelle. Génération offensée croise donc ces deux dimensions du débat public : la montée en puissance de revendications d’une hypersensibilité identitaire – en matière de genre, de race, de sexualité – et l’intensification de lynchages médiatiques, nouvelles formes de l’hystérisation des conflits sur les réseaux sociaux.
Pour Caroline Fourest , le fond idéologique de l’affaire s’explique par la victoire d’une gauche antiraciste « identitaire », « communautariste » voire « indigéniste », contre une gauche « Charlie » « laïque et républicaine » à l’antiracisme universaliste. La première aurait désormais le monopole de l’agenda culturel au sein de l’Université, dans les médias et le monde de la culture. Elle serait également coupable d’avoir perverti le combat antiraciste par des revendications politiques qui compromettent désormais la transmission des savoirs dans l’Université, la création et la diffusion des œuvres, le débat public et finalement, l’idée même de contrat social. - Extraits du résumé d’une conférence sur France Culture
Tyrannie des minorités, appel à la censure, intolérance, ostracisme, culture de l’élimination : que n’entend-on depuis des mois sur les dérives liberticides dans le débat public américain et français ? La dérive que certains prêtent à une certaine gauche radicale tient en une expression fétiche, comme l’image de l’enfer du politiquement correct : la « cancel culture ».
Une nouvelle guerre culturelle serait ainsi à l’œuvre, avec un large registre d’actions – de la critique à l’insulte, de cyberharcèlement au boycott, du sit-in au déboulonnage de statues- qui traduit la violence d’un moment fracturé et irrespirable de la vie civique. Cette culture de l’annulation est ainsi devenue l’outil actif de la contestation politique issue des minorités « excédées par l’impunité du pouvoir et la passivité des institutions face au racisme, à l’injustice sociale, au sexisme, à l’homophobie, à la transphobie, entre autres »
Black Lives Matter et #MeToo sont les deux grands mouvements sociaux qui puisent dans la « cancel culture » des ressources rhétoriques pour dénoncer des situations iniques, exiger des institutions qu’elles prennent leurs responsabilités en cessant d’honorer des personnalités accusées d’agressions sexuelles ou d’œuvres racistes.
Un mot « cancel » qui suffit en lui-même à disqualifier les valeurs qu’il incarne : la censure d’où qu’elle vienne n’est pas défendable, et la liberté d’expression est un principe démocratique inaliénable. - Extrait d’un débat Élisabeth Roudinesco/Sandra Laugier (L’OBS du 25/02)
A propos des études des sciences sociales actuelles et des mouvements activistes :
ER : […] En descendant dans la rue ces études ont fini par servir de support à une position victimaire et une volonté punitive. On en arrive à la Cancel culture, à l’effacement de l’histoire mémorielle, au déboulonnage des statues et à une culture de la dénonciation, toujours dangereuse pour la démocratie.
SL : la déploration de la cancel culture, c’est pour moi, comme celle du « politiquement correct », l’expression de gens qui ont très largement accès aux médias et à la parole et qui se sentent tout à coup vulnérables du fait que d’autres personnes peuvent venir les contester dans l’espace public. Je vous rejoins en revanche sur la réécriture des œuvres et je crois que nous sommes nombreux à penser ainsi : l’éducation est indispensable ; pour connaître le passé, il faut y avoir accès tel quel. - Un lecteur de l’OBS (courrier des lecteurs) du 11 mars
[…] moi aussi j’aime Gainsbourg, Ferré me fait pleurer, San-Antonio me remplit de joie. Un bon Woody Allen est un pur bonheur. Apollinaire et Baudelaire, de sacrés poètes. Céline a été un écrivain génial. Et « le Pianiste » de Roman Polanski est du bon cinéma. Pourtant je n’épouse pas tout ce que disent, écrivent, font ou ont fait ces artistes. Alors s’il fallait anéantir tout ce qui gêne, rasons le château de Versailles construit sur des cadavres d’ouvriers et au prix d’impôts insupportables, démolissons la Sainte Chapelle, voulue par un Saint Louis antisémite, démontons les édifices religieux, symboles d’un clergé tout puissant et prévaricateur. La liste est longue…On y gagnerait quoi ? Ça n’aurait pas de fin ! L’intolérance et le communautarisme quel qu’il soit sont des poisons lents et mortels. - Michel Onfray : entretien sur France 2 du 6 mars
Il estime que la société actuelle est une tyrannie des minorités qu’il juge dangereuse. Il prend l’exemple du discours d’Aïssa Maïga qui avait dénoncé la sous-représentation des minorités ethniques dans le cinéma français lors de la cérémonie des Césars en 2020. « Moi, je n’ai jamais affaire à des femmes, des blancs, des musulmans, des juifs… J’ai affaire à des êtres humains. C’est la fin de l’universalisme, c’est terrible. On ne peut pas faire une communauté si chacun revendique sa subjectivité, sa couleur de peau, sa religion, on n’arrive pas à faire République »
Se disant de gauche, socialiste libertaire, il déplore qu’il y ait aujourd’hui « un catéchisme progressiste » auquel on serait forcé d’adhérer, « sur l’identité, sur le changement climatique » sous peine d’être assimilé à un fasciste. Le débat n’est plus possible, on se fait insulter. Pour moi la gauche c’est le débat, ce n’est pas l’interdiction ; la dictature de l’émotion, c’est le refus de la raison »
Exigence de plus de justice pour les « dominés » ou véritable censure, le débat sur la cancel culture et ses prolongements est de plus en plus vif et tourne à l’affrontement. Un peu de sagesse nous est proposée dans le dernier livre de Jean Birnbaum, « Le courage de la nuance ». Citant Albert Camus : « Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison », il considère que : « nous sommes nombreux à ressentir la même chose aujourd’hui, tant l’air devient proprement irrespirable. Les réseaux sociaux sont un théâtre d’ombres où le débat est souvent remplacé par l’invective, chacun craignant d’y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà même de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et politique se confond avec un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits. »