L’Europe selon ses pères : d’abord la paix
« Nous ne coalisons pas des Etats,
nous unissons des hommes. «
Jean MONNET, Discours, Washington, 30 avril 1952
« La paix mondiale ne saurait être sauvegardée sans des efforts créateurs à la mesure des dangers qui la menacent.
La contribution qu’une Europe organisée et vivante peut apporter à la civilisation est indispensable au maintien des relations pacifiques. En se faisant… le champion d’une Europe unie, la France a toujours eu pour objet essentiel de servir la paix. … »
Ces phrases introduisent le discours prononcé par par Robert Schuman, alors ministre des affaires étrangères français, le 9 mai 1950. Il propose la création d’une Communauté européenne du charbon et de l’acier, la CECA, première pierre de la construction de l’Union Européenne.
Cinq ans après la fin de la dernière guerre, les nations ravagées n’ont pas fini de réparer leurs ruines, et n’ont pas surmonté leurs deuils. Aussi la volonté de Robert Schuman est-elle de rendre la guerre impossible en créant des liens politiques, culturels, économiques étroits et des intérêts communs entre des nations hier ennemies ; de même, le souhait profond des peuples meurtris par les guerres est de construire quelque chose de neuf qui leur épargnera désormais les conflits fratricides.
Ce projet économique, d’où sont absentes toutes les préoccupation de profit , de concurrence, de rivalité de marché, est d’abord destiné à réconcilier la France et l’Allemagne qui, en l’espace de quelque 75 années, se sont affrontées dans trois guerres sanglantes et dont les peuples respectifs ont entretenu une haine mutuelle farouche.
« L’Europe se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. Le rassemblement des nations européennes exige que l’opposition séculaire de la France et de l’Allemagne soit éliminée.
La mise en commun des productions de charbon et d’acier, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe. …. et première étape de la Fédération européenne, changera le destin de ces régions longtemps vouées à la fabrication des armes de guerre dont elles ont été les plus constantes victimes.
La solidarité de production … ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l’Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible.
Ainsi sera réalisée « … la fusion d’intérêts indispensable à l’établissement d’une communauté économique qui introduit le ferment d’une communauté plus large et plus profonde entre des pays longtemps opposés par des divisions sanglantes. «
Le projet de Robert Schuman est ainsi empreint d’humanisme; contrairement au capitalisme, il introduit dans l’économie un objectif de solidarité
« Cette proposition réalisera les premières assises concrètes d’une Fédération européenne indispensable à la préservation de la paix. »
Enfin la création d’une Haute Autorité permettra « la sauvegarde » du projet et de « ses fins pacifiques ».
Ce sont les mêmes convictions, dont l’horreur des guerres passées, qui animent Jean Monnet lorsqu’il préconise à son tour l’organisation de l’union européenne.
« Quand on regarde un peu en arrière et que l’on voit le désastre extraordinaire que les Européens se sont causés à eux-mêmes, [ …] on est littéralement effrayé. »
Ses conceptions humanistes font écho au projet pacifiste de Robert Schuman.
« Notre Communauté n’est pas fermée, elle est au contraire ouverte de toutes manières. Nous ne sommes pas autarciques [ …] et nous ne sommes pas fermés du point de vue de l’objectif final à poursuivre. Il a été indiqué dès le premier jour lorsque M. Schuman a fait sa déclaration du 9 mai 1950 et lorsque le traité [de la CECA] a été signé en 1952. L’objet final est d’éliminer les barrières entre les peuples d’Europe ; il est de réunir ces peuples en une même communauté.
Il s’agit de fortifier l’Europe et de protéger ses peuples contre la menace que fait peser sur eux, de 1947 à 1991, la guerre froide entre deux grandes puissances.
« L’Europe que nous sommes en train de faire n’est pas le fruit de la crainte. Elle est le résultat….de la certitude que si, enfin, les Européens comprennent ce qu’il y a chez nous de qualités communes et de capacité, nous établirons un monde occidental qui apportera à la civilisation tout entière, à la paix, à l’Amérique, à la Russie une sécurité qui ne pourrait pas être obtenue d’une autre manière’. «
Robert Schuman et Jean Monnet méritent d’être considérés comme les pères fondateurs de l’union européenne, réalisée le 1er novembre 1993. Le 22 septembre 1984, célébrant le souvenir de Verdun, François Mitterrand et Helmut Kohl échangent une poignée de main qui inscrit dans l’éternité de l’Histoire et de nos mémoires la réconciliation franco-allemande.
Les objectifs pacifiques présidant à la création de l’union européenne semblent avoir partiellement porté leurs fruits. Depuis 74 ans, l’Europe occidentale n’a pas connu de conflits aussi sanglants et destructeurs que ceux de 14/18 ou de 39/45 et elle est passée d’une zone sans guerre à une paix que l’on espère durable; quant à la France métropolitaine ; elle a été à l’abri des guerres de masse.
74 ans, c’est 2 ou 3 générations d’humains qui ont pu vivre chez eux dans la paix ce qui ne signifie pas pour autant la paix absolue, totale et partagée. Ce sont les premières générations de l’Histoire à ne pas craindre en permanence pour leur vie et celles des leurs, à ne pas vivre sous les bombes ou à portée de fusils, à ne pas appréhender des lendemains de pénurie voire de famine, à ne pas être contraintes à l’exode pour des territoires plus sûrs, à bénéficier de libertés fondamentales, à ne pas ériger de monuments aux morts.
Et cependant, on ne trouve, dans la récente campagne électorale aucune trace, aucun écho de la volonté pacifiante des pères fondateurs – qu’on nous accorde l’utilisation de cette formule, à connotation généralement religieuse, en toute étymologie et en toute laïcité. Les nombreux candidats ont remis en marche toute la machinerie des conflits et des affrontements idéologiques, usant d’un vocabulaire belliqueux – on parle de duel, de victoire, de défaite – qui a caractérisé les discours et les postures des candidats.
Aujourd’hui, on peut craindre que les lois du marché l’emportent à nouveau sur la solidarité entre les peuples ; que les frontières et les portes se ferment contre ces cortèges de réfugiés frappés par le drame de l’exode et les violences de l’exil.
Au mépris de la laïcité, ferment de paix entre les peuples, des esprits forts préconisent de rendre à l’Europe ses racines chrétiennes et d’instaurer une suprématie religieuse, au mépris de la vérité historique en même temps qu’au mépris de la diversité des croyances et de la liberté de l’athéisme.
Mais la pire des blessures portée à cette Europe, la pire des fautes infligée à la mémoire de l’histoire, c’est l’amnésie de ceux qui ont oublié la folie des tyrans et les ravages des fascismes ; c’est la part belle faite aux partis dont le fanatisme nationaliste ranime les ressentiments et les haines, encourageant – à l’encontre des aspirations fraternelles – toutes les formes de ségrégation, jusqu’à l’élimination.
A cette flambée qui participe pourtant à sa disgrâce, le président français répond par l’aveuglement de l’angélisme (« droit dans le mur !», titrait récemment un magazine) ; il banalise un résultat, dont il devrait s’alarmer, sans pour autant envisager un changement de politique.
S’il reste un espoir d’enrayer la progression des idées noires, c’est dans l’éducation que nous le fondons, autrement dit dans l’école dont la mission – comme nous le rappelions dans un précédent éditorial – est aussi d’éduquer à la paix en cultivant, dans l’esprit et le cœur des jeunes élèves, la conviction d’être un peu moins Français et un peu plus Européens.
Alain Bandiéra et Bernard Guillot